à Marie-Claude
Le Prieuré d’Airaines, dans le département de la Somme, fut fondé au Xème siècle par l’Abbaye de Cluny. Il fut vendu, lors de la révolution de 1789, comme bien national et devint une exploitation agricole avant d’être racheté au XXème siècle pour, après restauration, devenir un lieu d’art contemporain. On peut y découvrir le bâtiment conventuel qui jouxte l’église dans laquelle on peut admirer la cuve baptismale du XIème siècle taillée dans un bloc de calcaire et dont les figures humaines sculptées évoquent curieusement, le temps étant passé par là, Les Demoiselles d’Avignon de Picasso…
Prieuré d’Airaines, la cuve baptismale du XIème siècle.
Depuis sa nouvelle vocation, le bâtiment conventuel et dans une moindre mesure l’église accueillent chaque année une exposition d’art contemporain (au bon sens du terme) dont le but est de contribuer au développement et au rayonnement du Prieuré par une animation d’ordre spirituel, artistique, intellectuel. Chacun peut s’y retrouver, qu’il soit croyant ou athée. En 2014, la manifestation est consacrée à Pierre Fichet (1927-2007), un peintre peu connu, voire inconnu du grand public, qui est classé habituellement dans l’abstraction lyrique, bien qu’il ait fait partie des peintres accrochés d’avril à août 2006 au Musée du Luxembourg à Paris lors de l’exposition temporaire L’Envolée lyrique, Paris 1945-1956… La présente exposition est donc une bonne occasion de découvrir Pierre Fichet à travers quelques toiles.
Il ne s’agit pas dans le Prieuré d’Airaines de présenter une rétrospective de l’œuvre de Pierre Fichet : c’est ainsi que la courte période figurative des débuts du peintre est laissée de côté. Mais de donner à voir, à travers un choix de toiles s’échelonnant de 1954 à 2006, quelques caractéristiques du cheminement de Fichet à travers l’abstraction lyrique. Grosso modo, quatre périodes apparaissent. Une première (les années 50) montrent une peinture qui n’est pas très éloignée de celle de Nicolas de Staël. Une deuxième (les années 70) met en lumière des compositions assez strictes faisant preuve d’une grande économie de moyens. Une troisième (les années 80) où le talent de coloriste de Fichet éclate sur la toile et une quatrième (les années 2000) où le fond blanc domine pour mieux mettre en valeur les zones colorées, ce qui fait que ces deux périodes semblent liées.
Sur la première période, on peut dire que les aplats de matière colorée, largement brossés sur la toile, charpentent cette dernière et figurent un mouvement rageur. Pierre Restany écrit dans un numéro de Cimaise en 1958 : "Les œuvres récentes de Pierre Fichet témoignent d’un développement certain de sa démarche caractérisée par une liberté accrue du geste et une imagination lyrique de l’étendue picturale." La seconde, et ce n’est pas un hasard si les toiles présentées s’intitulent, pour la plupart, Composition, fait apparaître un rythme suggéré par des bandes de couleur (le noir et le rouge) sur fond blanc. Minimalisme et équilibre recherché sont évidents. La troisième et la quatrième sont sans doute celles où Fichet laisse son imagination aller à sa guise, cernant ainsi un baroque étrange et à contre-courant d’une société uniquement préoccupée de réussite financière. Mais perce aussi, dans une toile intitulée Icare, le travail sur le contraste du blanc et de la couleur qui traduit l’opposition des désirs profonds de l’homme et le poids de la société.
Ce qui est visible tout au long de ces décennies, c’est le métier de Fichet et son talent de coloriste. Un tableau comme Liberté (1957) le prouve. Mais c’est dans Composition, une grande huile sur toile (162x130cm) datant de 1970, que ce talent et ce métier apparaissent le plus nettement : le pinceau diversement chargé de noir, affronte le support différemment, la charge peut être légère et on a pratiquement un glacis, comme la surcharge peut provoquer des effets de matière qui accroche la lumière, tout comme la légèreté de la touche donne naissance à un dégradé dans lequel dialoguent le blanc de la toile et le noir jusqu’à créer un gris dès que le regardeur recule suffisamment.(Deux détails sont reproduits…).
Mais un texte de Fichet (malheureusement non daté) reproduit dans le catalogue de son exposition à la galerie Trocmez de Clermont-Ferrand (2011) éclaire parfaitement la démarche du peintre, on peut en extraire ces passages : "Les couleurs et les formes ne sont pas de simples jeux pour retrouver un coin de paysage de vacances, comme une carte postale met la plage de l’été en chromogravure, mais elles traduisent , dans leur langue, les drames et les joies de la vie, directement, comme un sismographe frémit, palpite et inscrit les secousses de notre mère la Terre. […] La noblesse de la peinture est de donner cette force pour se réaliser, en refusant les lâches facilités, ou les contorsions du saltimbanque, en refusant d’attirer le public par la flatterie, c’est-à-dire en le méprisant."
Dès lors, il n’est pas étonnant de découvrir sous les combles du bâtiment conventuel Le Chemin de croix qu’a réalisé Fichet de 1964 à 2007. Quatorze stations "racontées" en quatorze toiles abstraites au format 66x54cm. C’est une véritable gageure que cet ensemble : choisir l’abstrait pour des scènes qui demandent l’illustration ou un réalisme convenu et codifié, voire saint-sulpicien, par des siècles de pratique ! Mais une gageure exigeante pour l’artiste et pour l’amateur d’art. Si quelques toiles sont claires ( on devine, par exemple, le linge qui servit à éponger le visage du Christ), d’autres restent obscures et demandent de gros efforts au "spectateur". Mais cette exigence est aussi celle du peintre à l’œuvre : ainsi peut-on comprendre ces rouges qui viennent éclairer la toile de La condamnation à mort ou ces blancs dans La mise au tombeau ou dans Le linceul.
Cette exposition sans démagogie est donc une excellente occasion de découvrir Pierre Fichet en même temps qu’un bâtiment chargé d’histoire qui retrouve une nouvelle vie…
Exposition du 18 mai au 21 septembre 2014. Juillet-août, tous les jours de 14h 30 à 18h. Septembre : samedi et dimanche de 14h 30 à 18h. (Airaines est entre Abbeville et Amiens). Photos : LW