Après deux mois riches en rebondissements (de la victoire électorale de la Ligue de Matteo Salvini et du Mouvement 5 étoiles de Luigi Di Maio à la formation du gouvernement de Giuseppe Conte), l’Italie a célébré dans le calme sa fête nationale, commémorant la victoire du régime républicain lors du référendum du 2 juin 1946. Il est de bon ton en France de regarder nos voisins italiens avec fascination ou avec inquiétude, le plus souvent avec une pointe de condescendance, pour leur art de la politica politicante que l’on pourrait traduire par politique politicienne et plus justement par politique politicarde. Si la difficile naissance du gouvernement (nomination puis démission de Conte après que le président de la République Sergio Mattarella eut refusé de valider le choix du très eurosceptique Paolo Savona comme ministre de l’économie, discours enflammé et infondé de Di Maio pour lancer une procédure d’impeachment contre le président de la République, désignation de l’économiste Carlo Cottarelli, qui renonce rapidement à former un gouvernement technique en attendant de nouvelles élections après l’été, retour de Conte avec un gouvernement dans lequel Savona est nommé ministre des Affaires européennes) semble illustrer le caractère tragi-comique de la vie politique transalpine, ils traduisent plus profondément le désarroi de la politique face à l’UE, que l’on pourrait synthétiser d’une formule : populisme versus technocratie. D’un côté des leaders politiques, sans grande expérience, en appelant au peuple de manière acritique, un peuple source de toute vertu, authentique car homogène et uni, c’est-à-dire intuitivement et apodictiquement postulé mais non appréhendé rationnellement avec ses contradictions internes – pour les populistes, la lutte des classes ou les tensions pourtant toujours aiguës entre le Nord et le Mezzogiorno n’existent pas mais doivent être artificiellement niées en étant subsumées dans le combat face à un ennemi extérieur, aujourd’hui l’UE, source de tous ses malheurs, parmi lesquels « l’invasion » de son territoire par les migrants stigmatisés sans pitié. De l’autre, des experts se barricadant derrière la Bourse comme derrière la ligne Maginot et attendant, pris d’un tremblement sacré, le cours du spread. L’Italie, une nouvelle fois dans son histoire, va peut-être se montrer un laboratoire et trouver une solution à cette opposition entre populisme et technocratie, solution qui passera nécessairement par un dépassement de cette alternative. S’il est encore difficile de dire hic et nunc quelle forme précise prendra ce dépassement, il suppose d’ores et déjà trois éléments : concevoir le peuple comme étant celui du contrat social et non cette entité sans contours ni forme source de toutes les passions ; imaginer une réponse politique et sociale au sein de l’UE pour en infléchir les choix économiques ; enfin, maintenir la cohésion du peuple autour des valeurs républicaines. Plutôt que de citer Machiavel, rappelons-nous la leçon de Jean Bodin formulée alors que la France était déchirée par les guerres de Religion : « La République sans puissance souveraine, qui unit tous les membres et parties d’icelle, et tous les ménages et collèges en un corps, n’est plus République. » Les Italiens peuvent déjà se féliciter que l’actuel président de la République italienne - comme ses prédécesseurs - soit pleinement conscient de sa mission.
Texte paru dans l’Humanité du 19 juin 2018
Jean-Yves Frétigné est maître de conférences en histoire à l’université de Rouen