Note de lecture de Guy Carassus sur 2 livres d’André Tosel : « Du retour du religieux (tome 1) » et « Civilisations, cultures,conflits (tome 2) », tous deux sous-titrés « Scénarios de la mondialisation culturelle », André Tosel.
C’est en 2011 qu’André Tosel a publié un ouvrage ambitieux [1], en deux tomes, plein de ressources pour qui veut tenter de mieux saisir le monde d’aujourd’hui. Dans ces livres qui font suite à un essai sur la mondialisation capitaliste [2], il pose que le culturel est ce qui résiste à une totalisation du monde sous l’égide d’un néolibéralisme qui soumet les activités humaines aux logiques des multinationales et des marchés mondiaux, à celles du management et du consumérisme. Il précise le lien qui relie mondialisation et culture de cette manière : « Partout se cherchent des institutions de sens qui pourraient prendre en charge une exigence de vie bonne pour tous ceux et celles qui sont asservis, manipulés, bafoués sur une terre qui réagit à l’absorption dans le monde humain tel qu’il est devenu, un non-monde. (…) Religions, cultures, civilisations se posent comme cosmopoiètique, si l’on peut dire au sens de producteur de monde. » Et il situe ainsi la problématique qu’implique cette nouvelle donne : « Intriqués les uns dans les autres ces scénarios (les scénarios des recours à ces trois dimensions culturelles que sont les religions, les cultures et les civilisations, NDLR) sont autant de source de perplexité pour autant qu’articulés autour de la catégorie d’identité ils sont porteurs de conflits identitaires qui ne convergent pas avec les conflits sociaux noués autour de la vie, du travail et du langage. » D’où une difficulté à surmonter pour que ces luttes, porteuses de dimensions identitaires mais revendiquant une reconnaissance de droits individuels et collectifs nouveaux, sans se situer immédiatement sur le terrain de l’affrontement capital/travail sur lequel s’est construit toute une pensée de la libération humaine, puissent confluer dans une remise en cause plus globale de la mondialisation néolibérale et ses conséquences.
Dès lors, comment penser l’émancipation au temps de la mondialisation ? C’est à cette interrogation qu’André TOSEL se propose d’apporter sa contribution en mettant à jour les ressorts qui sont pour lui au fondement de ces scenarii.
Sans pouvoir entrer dans le détail de l’analyse serrée de l’auteur sur ces trois entités culturelles mêlées qui se présentent comme un recours au « non-monde » de la mondialisation (notion empruntée à Édouard Glissant), il est important de souligner que leurs contenus comme leurs contradictions particulières (« des voies de salut sans remise en cause de l’ordre existant ») sont pour lui un facteur décisif de la mise à distance d’une réflexion sur l’origine des problèmes et les moyens de transformer la société. Sans pouvoir être réduits à cette seule dimension, ces scénarios culturels participent ainsi d’une production de l’ « impolitique », c’est-à-dire d’une impossibilité de penser et d’agir sur le monde commun.
Néanmoins, il me semble possible de retenir ici une dimension transverse au cœur de ces trois entités : toutes trois reposent sur des processus singuliers de symbolisation et de subjectivation. Que ce soit au non d’un dieu, d’une particularité culturelle ou d’une civilisation (occidentale), ces dimensions culturelles sont peuplées de symboles (personnages, valeurs, pratiques, institutions, etc.) qui jouent le rôle d’un tiers qui a pour vocation de désigner ou d’assigner une place sociale dans un monde pour lequel elles proposent une intelligibilités. Le philosophe fait là appel au psychanalyste Jacques Lacan (à sa notion de l’Autre, au nom de qui les places intersubjectives sont assignées) pour qui le tiers symbolique est au fondement de la subjectivation -du devenir sujet- qui se construit en relation avec des identifications imaginaires et symboliques.
La portée de cette dimension symbolique et subjective est donc considérable. On peut se demander s’il existe une autre alternative à ces trois scénarios culturels. L’auteur suggère que selon son contenu, elle peut être un obstacle ou un levier pour le changement social car il existe ou il reste à faire exister d’autres symbolisations, d’autres tiers à partir de notion comme comme « le bien commun », « la coopération », « la solidarité », afin de faire communauté à partir d’un nous commun qui donne une nouvelle vigueur au communisme.
En parallèle et en référence à Marx et Gramsci, il montre que la possibilité de convertir le conflit de classe, inscrit dans le mode de production, en lutte politique existe dès lors que l’on sait prendre appui sur les ressources d’une République sociale et démocratique. Une lutte qui sache patiemment construire une hégémonie dans le champ éthico-politique et permette d’investir des positions dans les organismes d’État et les entreprises, hauts lieux des processus de subjectivation.
Bien d’autres aspects devraient être évoqués pour rendre compte de ces livres qui fourmillent d’analyses et de pistes de réflexion pour comprendre l’actuel développement du monde. En cela, ils répondent parfaitement à ce qui reste un apport primordial et salutaire d’André TOSEL : restaurer une puissance de penser et d’agir en faveur de l’émancipation humaine.
André Tosel : « Du retour du religieux (tome 1) » et « Civilisations, cultures,conflits (tome 2) », tous deux sous-titrés « Scénarios de la mondialisation culturelle », André TOSEL, Éditions Kimé
Guy Carassus est membre du conseil scientifique de la Fondation Gabriel Péri
A lire également sur le site parmi les textes d’André Tosel :
La mondialisation capitaliste et sa philosophe en France