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Quelle possibilité du communisme dans l’histoire ?
Extraits du dernier livre d’Yvon Quiniou et Nikos Foufas

Je présente ici des extraits de mon livre, écrit avec le philosophe grec Nikos Foufas, La possibilité du communisme, paru chez L’Harmattan tout récemment. J’ai choisi deux angles d’attaque reliés entre eux, on le verra, quoique extraits de chapitres éloignés l’un de l’autre (II et V). Je n’ai pas cité Foufas pour des commodités de lecture de cet ensemble, malgré la qualité de son apport. Yvon Quiniou.

La vue d’ensemble de l’histoire chez Marx et ses conséquences pour l’avènement éventuel du communisme

On sait déjà, avec le Manifeste, que l’histoire, après la sortie de son état primitif, est une histoire de « luttes de classes », avec ses modes de production successifs que le texte, malgré sa vocation militante, décrit très bien : l’Antiquité avec l’esclavage, la féodalité avec le servage, le capitalisme naissant lié à l’industrialisation et à la propriété bourgeoise des moyens de production, dont Marx était le contemporain – à quoi il ajoutera plus tard le mode de production asiatique. L’analyse est détaillée, complexe parfois, tout simplisme est écarté car il doit mettre en évidence les deux faces, positive et négative, de la même société, comme quand, à la critique de l’exploitation capitaliste du travail, il ajoute le fort développement des forces productives qui permet de sortir peu à peu de la féodalité ; et cette analyse totalement exacte suppose bien qu’il ait dépassé les illusions spontanées ou entretenues de la conscience dominante qui n’en donnent qu’une image unilatérale ! Mais avant d’y revenir concrètement, il me paraît indispensable de présenter la conception d’ensemble de l’histoire à laquelle il est parvenu une dizaine d’années après, à l’occasion de ses travaux sur le Capital et dont il nous offre un exposé magistral dans sa Préface de 1859 à sa Contribution à la critique de l’économie politique. Je cite d’abord intégralement la première phrase car elle montre bien le caractère matérialiste de l’approche de la structure économique de la société, à partir de laquelle le reste va s’expliquer, y compris dans ses changements : « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent dans des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré déterminé de leurs forces productives matérielles. » [1]. À partir de là, il explique la constitution d’une « superstructure juridique et politique » avec « les formes de conscience qui leur correspondent », ce qui signifie bien que le mode production de la vie matérielle conditionne « le processus de vie social, politique et intellectuel en général » et que c’est « l’être social » des hommes qui « détermine leur conscience » et non l’inverse.

On peut trouver que ce tableau est à sens unique s’agissant du rapport de l’instance économique aux autres niveaux de la vie ou de la structure sociale d’ensemble, et qu’il néglige et même occulte, ici, l’efficacité en retour de ces autres niveaux de la société – efficacité essentiellement conservatrice, surtout si l’on pense au rôle de l’idéologie que l’on évoquera plus loin, avec son rôle mystificateur. D’autres penseurs viendront plus tard au siècle suivant, dont Gramsci et surtout Althusser avec sa théorie des « appareils idéologiques d’État » dont il aura montré l’effet en retour sur l’infrastructure économico-sociale qui les a causés, voire leur présence en eux [2]. Et l’on pourrait aussi envisager d’autres facteurs, spécifiquement psychologiques, intervenant dans la constitution du corps social, au moins à titre d’hypothèse heuristique. Mais tel quel, ce tableau est terriblement éclairant et, tout autant, il va être la base d’une explication du mouvement de l’histoire et de ses changements que la suite de ce texte présente. L’idée essentielle est que le développement des forces productives est incessant et réussit tant qu’il y a une harmonie entre les forces productives et les rapports de propriété dans la production (en l’occurrence la propriété privée) ; mais à un moment donné, cette harmonie cesse et les rapports de production (y compris avec leurs diverses manifestations dans la superstructure, comme le droit) deviennent des entraves (surproduction, crises, sous-consommation, chômage etc.) ; une contradiction apparaît alors entre l’infrastructure et la superstructure qui, pour être résolue, exige un changement radical du mode de production, ce qu’on appelle une révolution et pas seulement une évolution. Mais on aura compris que celle-ci ne dépend pas seulement de la (bonne ?) volonté des hommes, mais d’une maturité suffisante de l’économie avec ses contradictions, donc d’un état des forces productives matérielles en gestation dans la société et qui à la fois précède le changement et le conditionne : « Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. » [3]

On voit alors se dessiner une vision d’ensemble de l’histoire, avec les quatre modes de production qui ont été indiqués – trois pour l’Occident –, sauf que tout cela en annonce pour Marx un autre à venir, caractérisé par la disparition des classes sociales, de leurs antagonismes et de l’exploitation du travail. C’est pourquoi, eu égard à cette modification radicale de ce qui s’est passé historiquement jusque-là pendant des siècles, Marx peut parler rétrospectivement d’une « préhistoire » de la société humaine qui s’achèvera alors. Comprenons : une véritable « histoire humaine » pourra commencer, dont les hommes, grâce aux forces productives industrielles dont ils auront hérité du capitalisme développé et en s’appuyant sur elles, pourront être alors véritablement les sujets – des sujets conditionnés certes, mais des sujets tout de même, capables de finaliser l’histoire dans le sens de leurs intérêts, c’est-à-dire de l’intérêt de tous et non d’une minorité d’exploiteurs. Marx ne prononce pas le terme, mais c’est bien du communisme qu’il s’agit, envisagé donc comme un mode de production totalement inédit, mais qui ne se réduit pas à sa dimension productive collective, comme on le verra. (…)

Les conditions du passage au communisme dans le Manifeste et la nécessité de celui-ci

Y. Q. : On peut alors revenir à la manière contrastée dont Marx, avec Engels, évoque l’évolution du capitalisme pour passer ensuite au communisme, dans le Manifeste. Il la décrit d’abord comme un processus de dissolution de l’ordre féodal par l’industrialisation des forces productives, conformément à leur approche matérialiste désormais acquise et ce processus est bien qualifié de « révolutionnaire » [4] : mise à bas des voiles de « sentimentalité religieuse » qui enveloppaient la société féodale au profit de la science et de la technique, au point qu’il lui rend hommage d’avoir, pour la première fois , « fait la preuve de ce dont est capable l’activité humaine » et qui est bien supérieur, par exemple, aux « cathédrales gothiques ». Cette évolution n’a cessé de bouleverser la production et, ce faisant, de laïciser les esprits ; elle a aussi envahi le monde de ses produits, procédant à une mondialisation inédite mettant fin à l’autarcie des nations, source potentielle de guerres nationalistes, et instauré une forme d’universalisme culturel qui profite à tous les peuples et les fait accéder peu à peu à la civilisation ; elle a aussi mis fin à la soumission de la ville à la campagne et donc supprimé les modes de vie arriérés comme elle a réussi à unifier la population, réduit la dispersion de la propriété privée, centralisé la vie politique sous un État ; et, enfin, conclusion de cet éloge, elle a augmenté malgré tout le nombre, la taille et l’efficacité des forces productives, soumettant la nature à l’homme pour son bienfait, à un niveau jamais atteint jusque-là par toutes les générations passées. On voit ici à quel point Marx n’est pas un esprit dogmatique ou un simple idéologue, mais bien un grand penseur réaliste de l’histoire, ici du capitalisme, capable d’appréhender celui-ci aussi dans sa face positive.

Sauf qu’il y a l’autre face de son analyse, celle qui nous importe s’agissant de la question du communisme. Elle est tout aussi exacte, mais terriblement critique à des niveaux divers que nous répertorierons ensuite. Contentons-nous ici de sa description : des crises commerciales destructives des produits et des instruments marchands avec le chômage et la pauvreté qui s’ensuivent ; à l’inverse, des crises de surproduction qui ont les mêmes effets faute d’acheteurs. Et ce qui a permis à la bourgeoise de dominer et de s’ériger en classe dominante – à savoir la production industrielle elle-même – se « retourne » contre elle et met en péril sa domination. Mais il y a autre chose, encore plus grave en un sens mais qui est lié à ce qui précède : la constitution corrélative d’une population de travailleurs exploités de plus en plus nombreux et qui vont fournir une « armée de combat » contre le capitalisme, capable selon lui de le renverser. Il les nomme d’un terme qu’on a pu critiquer, les « prolétaires » et non seulement les ouvriers [5], et il en développe alors une analyse économico-sociale qui explique pourquoi ils constituent un danger pour le capitalisme lui-même : leur nombre va croissant, leur statut social et humain se dégrade souvent, le paupérisme s’accroît et il faut rappeler, même si l’analyse de la chose n’est pas encore parfaitement au point (elle le sera dans Le Capital), que l’exploitation en fait de simples instruments (humains) aux mains du capitaliste, qu’ils sont sans propriété économique et que leur salaire se réduit à ce qui est indispensable pour reproduire leur force de travail [6]. C’est dire la situation largement misérable qui est la leur et celle de leur famille.

Or tout cela va entraîner la constitution de cette majorité de travailleurs exploités en classe commençant à s’unir syndicalement et surtout politiquement, s’unifiant alors au niveau de la conscience de classe qu’elle commence à avoir d’elle-même et dont le nombre est en augmentation constante, avec même des solidarités internationales ou transnationales. D’où la déclaration de Marx à la fin de cette deuxième analyse, anticipatrice autant que descriptive, selon laquelle une révolution se prépare à partir des conditions concrètes, objectives et subjectives, de la situation et qui sera alors bien « le mouvement de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité » [7]. Ce qui serait une première dans l’histoire développée de l’humanité, rendue possible par l’évolution objective du capitalisme, qualifiée alors, dans L’Adresse du Comité central à la Ligue des communistes, d’« évolution révolutionnaire ». (…)

Une révolution inévitable ?

C’est le moment de compléter notre analyse antérieure et d’examiner ce qu’il en est, théoriquement, de l’arrivée de cette révolution, de ce passage au communisme donc, qualifié d’« inévitable » à la fin de ce premier chapitre [8] et qui rejoint, plus ou moins en tout cas, le grand texte de la Préface de 1859. On laissera un peu de côté la question du prolétariat et de son importance quantitative, cruciale pourtant quand on voit à quel point on utilise une compréhension étroite et misérabiliste de ce concept pour soutenir que le « prolétariat » s’étant considérablement réduit dans notre société moderne, une révolution communiste s’appuyant socialement sur lui est désormais impossible. J’indique seulement qu’il faut entendre par « prolétaires » non seulement ceux qui travaillent manuellement ou à la chaîne – c’est le sens descriptif ou concret – mais tous ceux qui, directement ou indirectement, contribuent à la production capitaliste et donc à celle du profit, et qui n’en reçoivent qu’une faible partie comparée à celle que s’attribuent les capitalistes. De ce point de vue, qui est structurel, dans une société complexe comme la nôtre, nombreux sont ceux qui ont bien un statut de « prolétaires » : les techniciens, les ingénieurs, voire les cadres, et même les enseignants ! D’ailleurs Marx a lui-même indiqué, dans Le Capital, que « pour être productif (et donc exploité – Y. Q.), il n’est plus nécessaire de mettre soi-même la main à l’œuvre ; il suffit d’être un organe du travailleur collectif ou d’en remplir une fonction quelconque » ; et il peut ajouter logiquement qu’un maître d’école est un « prolétaire » puisqu’il forme la force de travail des futurs producteurs et qu’il est donc partie prenante de la production de la richesse capitaliste, sans en être vraiment récompensé : il est lui aussi exploité : « Il rapporte des sous à son patron. » [9]

Ceci étant dit, l’important est de se prononcer sur le caractère inévitable ou non de la révolution communiste et du nouveau régime dont elle est porteuse. En d’autres termes : à quel type de nécessité répond sa venue et, du coup, sur la base précise de quelles conditions ? Or c’est ici que le problème se complique, qu’il faut être vigilant et examiner critiquement cette idée d’« inévitabilité » du communisme qui implique, bien sûr, sa possibilité. En fait, elle porte le poids de l’influence de la dialectique hégélienne dont Marx a eu l’occasion de dire qu’il voulait seulement la renverser (malgré son principe spirituel initial) et la « mettre sur ses pieds », et ses figures sont présumées valides dans une conception matérialiste, ici, de l’histoire. Or cette logique, appliquée à ce domaine donc, souffre, malgré la complexité de ses figures [10], d’impliquer un nécessitarisme logique-ontologique, de caractère dialectique, certes, mais difficilement admissible dans une approche matérialiste du changement historique, lequel est multifactoriel par-delà sa base économique pourtant essentielle. D’où l’affirmation par lui d’une nécessité inconditionnelle ou absolue, sur un plan factuel, de la venue du communisme, justifiée par la dialectique, qui l’apparente, sur un plan vécu cette fois-ci, à une fatalité à laquelle il faudrait croire, sinon se soumettre, et même parfois à une finalité objective et immanente de l’histoire. L’idée, énoncée dans L’Idéologie allemande contre l’idéalisme moral (on y reviendra), que le communisme est « le mouvement réel qui abolit l’état actuel » en est une parfaite illustration : Marx projette un avenir souhaité sur le présent pour y déceler son anticipation, ce qui relève d’une fantasmagorie finaliste subjective, donc d’une illusion qui transforme un désir en une réalité que la science historique ne peut admettre. À l’appui de ce propos critique que je formule, il y a un passage étonnant du Capital où il affirme que la venue d’une société sans classes, après la société primitive qui en était dépourvue et les sociétés de classes qui ont suivi, est l’illustration de la « négation de la négation » selon Hegel [11] : et l’on a pu lire sous la plume de Lucien Sève, pourtant remarquable spécialiste de Marx, une affirmation comparable s’agissant, cette fois, de la succession : « société sans classes primitive, sociétés de classes, nouvelle société sans classes à un niveau supérieur ». Et Marx affirme même, dans un mélange de dialectique et de naturalisme, que « la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature » [12]. Il faut donc se méfier de la projection intempestive de catégories dialectiques sur le réel comme l’a suggéré un autre philosophe matérialiste, Pierre Raymond [13], et revenir à une conception disons laïque ou profane de la nécessité historique, même dans l’optique d’un communisme possible. Sa nécessité est celle d’une nécessité conditionnelle : le développement du capitalisme, avec ses contradictions sociales, accumule nécessairement les conditions objectives pour un passage éventuel au socialisme si les hommes le désirent et s’en emparent afin de le réaliser, ce qui n’est pas certain tant des réformes internes peuvent l’améliorer au point de tarir le besoin de « révolution » (voir la social-démocratie) et tant l’idéologie dominante, favorable au capitalisme, peut être efficace sur la conscience des individus et les enfermer dans l’aliénation [14], à savoir ici dans leur malheur en le leur faisant accepter via sa justification idéologique.

Nécessité conditionnelle, donc, subordonnée à des conditions matérielles qui rendent possible, il est vrai, mais possible seulement, le communisme si les hommes le veulent ou le désirent [15]. Mais peuvent-ils le vouloir ou le désirer quand on a conscience à quel point ce nouveau mode de production implique des normes d’égalité et de liberté pour tous, donc de fraternité et de conciliation des rapports humains que les oppositions de classe, précisément, brisent ? Les hommes en sont-ils capables après des siècles de luttes et de domination des uns (une minorité) sur les autres (une majorité) ou de guerres entre nations ou communautés ? La question devient anthropologiqu, avec sa difficulté propre. (…)

Le contresens soviétique et son échec

L’existence et la chute du système soviétique auront été un évènement majeur dans l’histoire dite du « communisme » car elle a fait croire que celui-ci avait définitivement disparu de l’horizon humain. Qu’en est-il réellement ?

C’est là pour moi la difficulté essentielle que rencontre l’idée communiste aujourd’hui, en ce début du XXe siècle, dans la conscience collective, tant elle est massivement convaincue que l’URSS était un régime communiste, fondé sur la théorie de Marx à laquelle Staline a ajouté indûment la référence au « léninisme » : c’était prétendument le « marxisme-léninisme », formule qui date de Staline. Or, si le parti qui le dirigeait se disait bien « communiste », le régime ne l’était pas, aussi bien en raison des conditions de sa naissance que, tout autant, des défauts terribles qui l’ont caractérisé (même s’il a comporté aussi des acquis sociaux réels), l’un à cause de l’autre. Dire le contraire (y compris chez des militants d’extrême gauche), c’est commettre un contresens majeur qui a permis de dire : « Regardez ce qu’est le communisme, c’est horrible sur le plan économique et sur le plan politique », donc de le rejeter définitivement ; ou encore, plus doucement : « Vous voyez bien que c’est un projet impossible à réaliser, il est voué à échouer ! ».

Il faut bien, et d’une manière urgente, récuser ces sophismes dus à l’ignorance ou à la malveillance et, en se basant rapidement sur ce qui a été dit plus haut, dire pourquoi ce n’était pas du communisme et pourquoi cette expérience était, elle, vouée à l’échec. S’agissant du premier point il suffira de rappeler les caractéristiques de ce projet en les opposant à ce qui en a été fait : un fort développement économique, ce qui ne fut pas vraiment le cas en URSS et dans ses pays satellites où régna ce qu’on a pu appeler, à l’aide d’un oxymore, un « communisme de la pauvreté » [16] ; des acquis sociaux inégaux censés améliorer considérablement la vie au travail et hors du travail, qui devaient permettre le « bien vivre » chez tous, alors qu’une « nomenclature » de parti en profitait plus que le peuple ; enfin et surtout (car le point précédent n’était pas trop grave malgré tout), il y a la démocratie politique dont on a vu à quel point elle permettait de mettre la liberté de chacun et de tous au centre du communisme, avec la fin de l’aliénation pesant sur les individus et les consciences. Or c’est là que l’antinomie est la plus grande tant la soi-disant « dictature du prolétariat » (avec son sens originel véritable) s’est transformée en « dictature sur le prolétariat », à la fois par l’intermédiaire du Parti et par celui de son secrétaire général Staline, ce qui transforma le régime en dictature strictement politique, policière et même criminelle, de ce dernier sur l’ensemble de la société… à l’extrême opposé de l’idéal léninien (fût-il utopique) du « dépérissement de l’État ». Et à ce niveau, il faut insister, sans concessions, sur la dictature, au sens propre, qui s’imposa dans le domaine intellectuel et artistique, avec la norme du « réalisme socialiste » appliquée avec brutalité dans les arts et, tout autant, avec la censure qui s’exerça même dans le champ de la science biologique et de ses découvertes sur le déterminisme génétique, sous le prétexte qu’elles contredisaient la loi « marxiste » de l’influence du milieu [17]. C’est dire que l’intelligence humaine, dans les divers aspects de sa créativité, a été littéralement atrophiée et carrément aliénée, contrairement aux souhaits fondamentaux de Marx et d’Engels qui se battaient, eux, pour la liberté dans leurs pays successifs (Allemagne, France, Angleterre) et pour l’épanouissement maximal des facultés humaines chez tous !

Conséquence : il faut donner entièrement raison à ce formidable analyste, politiquement engagé à gauche, qu’est Moshe Lewin, dans ce grand livre intitulé Le Siècle soviétique [18] et spécialement quand il résume ses critiques sur le prétendu « socialisme soviétique » de la manière suivante : « Le socialisme a toujours été conçu comme un approfondissement de la démocratie politique, et non comme son refus. Persister à vouloir parler du socialisme soviétique est une véritable comédie des erreurs ». Et il ajoute que cette erreur est comparable à celle de quelqu’un qui affirmerait qu’un hippopotame est une girafe et il demande : « Va-t-on lui donner une chaire de zoologie ? » D’où cette question finale qui en dit long sur les théoriciens du « socialisme soviétique » : « Les sciences sociales seraient-elles à ce point moins exactes que la zoologie ? » [19]

Reste à savoir comment la chose elle-même a été historiquement possible, d’une possibilité qui fait croire désormais et à l’inverse que le communisme, ou tout simplement le socialisme, est impossible. Il nous faut revenir en arrière et rappeler ce que Marx en a toujours dit, dans le Manifeste ou la fameuse Préface de 1859, à savoir que la révolution communiste ne peut avoir lieu qu’à partir des conditions objectives, économiques, du capitalisme développé, avec ses rapports de classes qu’il implique (une majorité de travailleurs liés à la grande industrie) et les contradictions qu’il rencontre… quelle que soit la volonté subjective qui peut pousser à le vouloir. Or c’est là le fond du problème, à savoir de la tragédie dite « socialiste » ou « communiste » du XXe siècle initiée par la révolution bolchevique. Elle s’est faite dans des conditions strictement inverses : un pays peu industrialisé et largement agricole, avec une classe ouvrière très minoritaire et une population paysanne pauvre mais arriérée idéologiquement, qui ne pouvait fournir une conscience de classe anti-capitaliste : c’est le Parti, du coup, qui fut chargé de construire cette conscience révolutionnaire ! Lénine avait conscience de tout cela, malgré tout, mais il comptait sur une révolution en Occident pour l’aider à réussir, révolution qui n’eut pas lieu puisqu’elle fut écrasée dans le sang en Allemagne, avec la tentative spartakiste. Et devant les difficultés qu’il rencontra, d’abord économiques, il choisit une autre voie avec la NEP, de tendance capitaliste peut-on dire [20], mais il mourut sans pouvoir la prolonger et la faire réussir éventuellement, laissant alors la place à Staline et à ses dérives volontaristes et totalitaires.

Or la question se pose de savoir si Marx aurait ou pas condamné cette expérience contraire aux conditions qu’il réclamait fondamentalement pour les prémisses initiales d’un processus orienté vers le communisme. On a argumenté contre cette vue, pourtant matérialiste, en arguant d’un dialogue tardif qu’il eut avec une révolutionnaire russe, Vera Zassoulitch, impatiente de faire la révolution dans son pays, pourtant arriéré, et pensant « damer le pion » » aux révolutionnaires occidentaux à partir de la commune agricole de son pays, le Mir, reposant sur une propriété municipale de type collectif et permettant d’accéder vite au « communisme », selon elle, sans « passer sous les fourches caudines du capitalisme ». Et effectivement, dans une correspondance avec elle, dont nous avons plusieurs brouillons [21], il précise clairement que son schéma de l’évolution historique ne doit pas être considéré comme un schéma philosophique « passe partout » et qu’il devrait peut-être en restreindre l’application à l’Occident. Pourtant, si on le lit bien (et Engels aussi), il maintient sa perspective appliquée à la Russie puisqu’il lui indique que si une révolution peut s’y déclencher (ce qu’il admet), elle ne peut réussir qu’avec l’appui (Lénine l’avait compris) d’une révolution anti-capitaliste en Europe lui apportant ses « acquêts » ou acquis, sans quoi ce serait la catastrophe. Elle n’eut pas lieu et l’on a vu ce que cela a donné ! Et Engels lui-même ajoutera, d’une manière étonnante, que ce n’est pas le MIR qui déclenchera un processus russe vers le communisme, mais une pareille révolution occidentale qui « sauvera le MIR » [22].

Je peux conclure : ce qui a échoué en Russie ou dans les pays satellites de l’URSS qui n’ont fait qu’en reproduire le modèle, dans d’autres conditions meilleures pourtant, ce n’est pas le communisme ou le socialisme mais sa caricature, son contresens théorico-pratique et on ne peut s’en réclamer, sauf mauvaise foi ou ignorance, pour le déclarer en soi impossible.

Yvon Quiniou, auteur avec Niokos Foufas de La possibilité du communisme, L’Harmattan, Juillet 2022.

Notes :

[1Op. cité, Editions sociales, 1969

[2Voir Pour Marx, Lire le Capital (en collaboration) et l’article portant précisément sur les « appareils idéologiques d’État », publié dans La Pensée en 1970.

[3Ib.

[4Op . cité, Éditions sociales, 1976, p. 34.

[5Voir la défense de ce terme de « prolétaires » plus bas.

[6Le chapitre II développe un peu ce point.

[7Manifeste, ibid., p. 45.

[8Ibid. : « La bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables. » C’est la dernière phrase de ce chapitre.

[9Le Capital, Livre I, Garnier-Flammarion, p. 365. J’ajoute qu’une analyse fine de la complexité des rapports sociaux aujourd’hui, de leur amélioration depuis le 19e siècle, se trouve dans le livre de J. Bidet « Eux » et « nous » ? (Kimé), même si on ne la partage pas totalement.

[10L’idée essentielle de mouvement, de contradiction, l’unité, sinon l’identité des contraires, le processus thèse/antithèse/synthèse, avec retour à la thèse à un niveau supérieur, etc.

[11Op. cité, ch. 32, fin. Plus précisément il parle de la « négation » de la petite propriété féodale par le capitalisme et de la « négation » de celle-ci par le capitalisme. « C’est la négation de la négation » indique-t-il.

[12Ibid., p. 567.

[13Voir de lui Le passage au matérialisme, Maspero.

[14C’est le grand et principal intérêt de Louis Althusser, déjà cité, d’avoir élaboré une théorie rigoureuse de l’idéologie et de ses « appareils » et d’avoir insisté sur leur effet en retour sur la société qui les produit. L’époque contemporaine montre à quel point les médias jouent un rôle désastreux à ce niveau.

[15C’est donc, si l’on veut, la nécessité d’une possibilité.

[16Voir l’ouvrage collectif l’Histoire globale des socialismes, PUF, 2021.

[17Voir l’affaire Lyssenko, avec le pouvoir de censure de Jdanov.

[18Fayard/Le Monde diplomatique, 2003.

[19Op. cité., Fayard/Le Monde diplomatique, 2003, p. 477.

[20Dans un discours aux militants il a eu le courage et la lucidité de leur indiquer qu’il ne suffisait pas d’incanter les principes communistes, mais qu’il fallait rendre l’économie efficace en copiant les principes techniques et l’organisation du travail des entreprises capitalistes !

[21Voir plus haut et Sur les sociétés pré-capitalistes. Textes de Marx, Engels et Lénine, Éditions Sociales, 1970, Préface de M. Godelier, mais aussi Le dernier Marx, Éditions de l’Asymétrie, dirigé par Koja Lindner. Marx, sur le tard, a donc pris connaissance des sociétés primitives et non occidentales.

[22Voir Sur les sociétés capitalistes, op. cité.


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