Le livre de Guido Liguori commence par une remarque quelque peu amère mais pertinente : « Si on demandait aujourd’hui à de jeunes gens ce qu’est le PC, on pourrait s’attendre à la réponse suivante : un ordinateur ». La remarque semble valable pour la situation italienne mais à un moindre degré aussi pour la France, le Portugal et évidemment pour l’ensemble des pays de l’Est. À la référence politique a été substitué un symbole de la (post)modernité et de l’économie dématérialisée. Guido Liguori, dans ce Qui a tué le Parti communiste italien, se propose de chercher à savoir pourquoi on est arrivé là. Et pour cela il se concentre sur les derniers temps du PCI – de la fin de la direction d’Alessandro Natta (1988) aux années Occhetto (1989-1991) – après un long chapitre sur les spécificités de l’identité du PCI (« Un parti avec un nom et un prénom ») ; le parcours ultérieur de ses successeurs, le PDS – finalement transformé en DS puis en Parti démocratique – et le Parti de la Refondation Communiste n’est par contre quasiment pas évoqué (je reviendrai sur ce point qui pose problème).
Le choix de se concentrer sur trois-quatre années de la vie d’un grand parti à l’histoire longue et riche est un choix conscient. Il s’agit, pour l’auteur, de ne pas chercher l’issue des événements dans le temps long de l’histoire du parti de Gramsci et Togliatti, mais de montrer que tout s’est joué en l’espace de quelques années lors du leadership d’Achille Occhetto, lorsque la direction de l’époque choisit de remplacer le secrétaire de l’époque, Alessandro Natta au profit d’une figure plus jeune, Achille Occhetto, à la suite de l’échec pour le PCI des élections législatives de juin 1987 (26,58 % des voix). La précipitation à faire élire Occhetto impliqua une sorte de « tour de force par rapport aux procédures habituelles » (p. 78), alors que l’idée de consensus, voire de collégialité dans les prises de décisions faisait partie des pratiques courantes du PCI. Accédant à la direction Occhetto entama un premier tournant politique, évoquant un « Nouveau PCI », en rupture avec l’ancien. Il fut bien ce qu’avait pressenti un Alessandro Natta plus que réticent envers son successeur : « [Occhetto] n’était pas porteur, comme Natta, de la conscience de la nécessité d’une évolution et d’un changement selon une projet clair [mais] sans couper tout de même les fils du rapport avec les traditions du mouvement ouvrier comprise […] au sens large, mais de la rupture entendue en soi comme une valeur, du nouveau à poursuivre et à réaliser par accumulation de prises de position successives, éclectiques parfois, jugées efficaces pour poursuivre une image différente. » (p. 79). L’itinéraire qu’a suivi par la suite Occhetto, passé du PDS à l’Italie des valeurs du juge Di Pietro pour adhérer récemment à Sinistra, Ecologia e Libertà de l’ancien dirigeant du PRC, Nichi Vendola, justifie parfaitement cette description.
Le « Nouveau PCI » d’Occhetto dont les fondements furent posés en lors de son XVIIIe congrès se référait à un ensemble théorique confus, qui ne se voulait pas tant cohérent que plus ou moins conforme à l’ère du temps : prônant un réformisme « fort », le nouveau parti dissolvait son identité ouvrière et marxiste dans la recherche de nouveaux sujets, comme les femmes, ou de nouveaux thèmes comme la non violence comme principe morale placé au dessus de tout. L’anti-impérialisme traditionnel des communistes était remplacé par des références brumeuses aux inégalités Nord-Sud et aux dangers écologiques en cours, faisant des propositions de Gorbatchev une pierre d’achoppement qui paraît aujourd’hui totalement saugrenue. In fine, la Révolution d’Octobre était remplacée, comme événement fondateur par la Révolution française, dont l’on fêtait alors le bicentenaire.
Pourtant malgré ce premier tournant, Liguori démontre par une étude très attentive des faits qui vont s’ensuivre, jusqu’à la dissolution en 1991, que le sort du PCI n’était pas encore scellé. En effet – et c’est d’autant plus patent avec un regard rétrospectif – le parti restait incontestablement très puissant : il pouvait compter sur environ 1,5 millions d’adhérents et des résultats électoraux, malgré un effritement réel, ne tombant jamais au-dessous des 25 % des voix. Pour finir le réseau associatif et le système des coopératives, notamment en Émilie-Romagne, restaient très vigoureux. Rappelons que jamais le PDS n’a réussi à atteindre un tel poids politique, connaissant plutôt un déclin continu que le PRC n’a jamais pu compenser. Il n’y avait donc pas de nécessité pour l’appareil de jeter par dessus bord un patrimoine organisationnel encore très conséquent. L’attachement au nom « PCI » restait extrêmement fort, non seulement parmi les adhérents et les militants (deux groupes qu’il ne faut pas confondre) mais aussi parmi les électeurs italiens ; ce nom avait un poids symbolique extrêmement positif et lorsque Occhetto parût justifier dans son discours du XVIIIe congrès le maintien du nom « communiste » il reçut une acclamation de tous les délégués. Pour que le PCI disparaisse, on ne pouvait donc nullement compter sur une mort de vieillesse : cette mort fut bel et bien provoquée au risque d’encourir un très prévisible affaiblissement politique.
Ce risque fut pris car quelques mois après le congrès, le dimanche 12 novembre 1989, alors que le Mur de Berlin venait de chuter, Occhetto, dans le cadre du rassemblement annuel d’anciens résistants, à Bologne, lançait l’idée d’abandon du nom du PCI, faisant référence explicitement aux changements dans l’URSS de Gorbatchev. Selon tous les principaux protagonistes de la direction du PCI de l’époque, l’idée d’une mutation aussi radicale, d’un « tournant » n’avait pas été du tout discutée au sein de la direction : les membres du secrétariat du parti prirent connaissance du projet d’Occhetto le jour suivant son discours, tout comme d’autres membres éminent de la direction, que ce soit des représentants de la sensibilité de droite comme Giorgio Napolitano [1], ou de gauche comme Pietro Ingrao [2].
Guido Liguori ne réduit pas cette décision, si lourde de conséquences, à une simple fuite en avant personnelle d’Occhetto, dont l’on sait que la question du changement de nom prenait une forme quasi-obsessionnelle à l’époque, selon ses propres dires (p. 183). Il fait remarquer que des proches du secrétaire général avait commencé à sonder avant le tournant de la Bolognina certains membres de la direction pour voir comment ils réagiraient à une telle proposition. Toutefois, les réactions semblent avoir été si peu enthousiastes, qu’elles ne pouvaient inciter, Occhetto et ses proches à lancer le projet du changement de nom. Il est plus vraisemblable que l’impulsion soit venue de facteurs plus généraux, l’un interne au PCI et l’autre externe. Le facteur externe est le plus évident : le contexte de l’effondrement du socialisme réel et la chute de Berlin créait un cadre idéologique et politique très favorable à un changement de nom. Occhetto semble y avoir vu une conjoncture extrêmement favorable dont il fallait profiter. Le facteur interne relevait par contre des contradictions propres à parti dont l’identité nouvelle ne s’accordait plus au nom : il s’agissait de résoudre la contradiction entre « un groupe dirigeant restreint qui n’est plus communiste, à la tête d’un parti formé de dirigeants et de militants qui, dans leur immense majorité, se considèrent communistes de nom et de fait. » (p. 183). Le dénouement du nœud gordien fut un tournant extrêmement brutal, mené de manière personnelle, voire autoritaire puisque Occhetto allait bien au-delà de son mandat de dirigeant d’un parti qu’il avait pour fonction de « renforcer et revitaliser » et non de dissoudre.
Et pourtant malgré sa brutalité et son aventurisme politique, l’opération d’Occhetto a pleinement réussi puisqu’aux deux congrès ultérieurs, le XIXe congrès qui entérina l’idée d’une phase constituant d’une nouvelle formation politique, et le XXe siècle qui vit la naissance du Parti démocratique de la gauche (PDS), l’opposition à la proposition du secrétaire général ne fut jamais en mesure de bloquer le tournant. Malgré, le prestige de nombreux dirigeants historiques (Pietro Ingrao, Giancarlo Pajetta, Aldo Tortorella, Alessandro Natta) et d’intellectuels de renom (Nicola Badaloni, Cesare Luporini, Alberto Asor Rosa, Mario Tronti), alors que la direction sortante ne pouvait sans doute pas se prévaloir de telles figures, la motion pour la transformation du parti dépassa à chaque fois les 65 % des votes, améliorant même son score lors du dernier congrès. Alors qu’Occhetto était applaudi chaleureusement lorsqu’au XVIIIe congrès il reconfirmait la validité de l’appellation « communiste », il put en l’espace de deux ans faire disparaître un parti dont ni le fascisme, ni la Guerre froide, ni l’hostilité viscérale des classes dirigeantes italiennes ne purent venir à bout. Il y a là quelque chose de très surprenant, même vingt ans après les faits.
Sans se prononcer de manière catégorique, Guido Liguori pointe de manière très juste, quelques facteurs fondamentaux qui expliquent le succès d’Occhetto. Il y eut tout d’abord l’enthousiasme général du système médiatique et politique du pays pour ce tournant (dont notamment d’importants journaux comme La Repubblica), système qu’évoque Liguori sans toutefois donner beaucoup de détails, notamment sur les forces sociales agissantes. Mais selon lui ce fut surtout le mode de fonctionnement interne qui explique le succès de ce coup de force commis par un groupe dirigeant qui s’imposa non par la qualité de ses arguments (on a relevé plus haut à quel point les fondements « théoriques » du nouveau cours étaient superficiels, voire simplement erronés), mais par une très vieille tendance à la fidélité, voire au suivisme envers les décisions d’une direction en laquelle on avait une très forte confiance. À cela s’est rajouté, même chez les plus méfiants, une foi en l’unité du parti qui faisait de sa préservation une valeur au-dessus de toutes les autres. Plus pragmatiquement Liguori constate que le corps de l’appareil fit bloc derrière son secrétaire général, notamment dans les bastions du communisme italien et son important réseau d’élus et de coopératives (notamment l’Émilie-Romagne, mais aussi les Marches et l’Ombrie). Comme l’Émilie-Romagne représentait un tiers des délégués aux congrès, « la direction [pouvait] dormir sur ses deux oreilles ». Depuis l’expérience de la social-démocratie allemande et l’explication de ses modes de fonctionnement par Robert Michels, on sait comment les fonctionnements oligarchiques permettent aux directions de se reproduire et de faire valider démocratiquement leurs décisions.
Dans les dernières parties de son livre, Liguori évoque les conséquences du tournant, notamment en faisant référence au documentaire I fare politica (chronique de Toscane 1982-2004) qui suit l’itinéraire de quatre communistes italiens. Il pointe ainsi les déceptions et les amertumes qui ont suivi la destruction d’une communauté politique et humaine aussi vivante et riche que l’était l’ancien PCI. À ce jours la plupart des anciens communistes italiens ne sont membres ni du Parti de la Refondation communiste ni de l’héritier du PDS, le Parti démocratique. Plus généralement, la fin du PCI a incontestablement participé au déclin de l’engagement politique en Italie et à l’effondrement du débat politique dans la péninsule. On ne peut que constater avec lui que « la dramatique faiblesse de la gauche italienne est due précisément à la fin du PCI, à la mort de cette tradition culturelle et politique et de cette communauté différente des femmes et d’hommes qui pendant plusieurs décennies avaient représenté une grande ressource démocratique pour l’Italie. » (p. 342) Mais, selon moi, il passe trop vite sur les années postérieures à 1991, notamment la trajectoire du PRC et du PDS. À propos de ce dernier, il se contente de signaler la difficulté des communistes restés au PDS à « concilier leurs positions politiques, non idéologiques, avec l’évolution d’un parti qui changera assez rapidement son nom, sa composition sociale, son positionnement dans le paysage politique italien, qui glissera de plus en plus vers le centre, jusqu’à la fusion avec les anciens démocrates chrétiens “populaires” d’où naîtra le Parti démocrate. » (p. 341). Le constat est très juste, mais il méritait sans doute un développement plus conséquent. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il est la clé interprétative du parcours du PCI, mais il est quand même extrêmement troublant de constater qu’un parti à la tradition historique aussi solide que le PCI et à l’ancrage militant aussi affirmé a réussi à se dissoudre en un parti light à l’anglo-saxonne, un conglomérat plus ou moins opportuniste rassemblant une bonne partie de l’ancien monde politique italien, en abandonnant Togliatti et Gramsci comme source d’inspiration au profit de « Barack Obama » (jusqu’à ce qu’à son tour le président américain soit remplacé par un autre figure).
À ce jour le principal héritier du PCI n’est même pas un parti social-démocrate classique représentant, bon gré mal gré, les intérêts économiques des classes populaires mais un parti interclassiste, tourné vers les classes moyennes et les fractions les plus « éclairées » de la classe dirigeante italienne ; un parti qui a pour principal mot d’ordre la « modernisation » et l’alternance ; un parti qui n’est pas hostile à l’austérité et aux privatisations ; un parti qui soutient toujours les intérêts impérialistes de l’Occident et notamment des États-Unis ; un parti obsédé par l’apparition médiatique et qui remplace ses dirigeants selon les échecs électoraux. Le seul exemple d’une telle transformation aussi radicale d’un patrimoine génétique se trouve en Europe de l’Est : là aussi des ex-communistes ont applaudi aux bombardements de l’OTAN et attaqué de front les intérêts des classes populaires en assurant la transition vers le capitalisme dans sa version néo-libéralisme. Alors que PCI était pourtant le parti communiste européen le plus critique envers les pays du socialisme réel, ce sont pourtant paradoxalement, les partis communistes les plus « philo-soviétiques » (parti communiste portugais, grec), qui ont refusé de suivre leurs homologues de l’Europe de l’Est dans cette direction. À ce paradoxe, le philosophe Costanzo Preve a proposé une explication qui mérite qu’on la prenne en compte : bien que critique des politiques des partis communistes au pouvoir en Europe de l’Est, le PCI était dans sa structure le plus proche de ses partis du fait de son poids organisationnel, de sa bureaucratie massive, de sa gestion de régions importantes du pays et de sa structure interclassiste qui agrégeait des secteurs sociaux très variés. Il n’y a avait pas de raison à ce que le PCI résiste mieux que ces alter ego d’Europe de l’Est face à l’épuisement du vieux modèle de socialisme et à l’offensive générale des forces du capital dans les années 80.
Cette explication me semble très convaincante, bien qu’elle ne saisisse pas tous les aspects de l’« objet PCI ». Car à lire le très bon livre de Liguori, on perçoit que juste avant sa mort, le PCI n’était pas qu’une simple structure bureaucratique de gestion de la reproduction des rapports sociaux dominants, capable, par mimétisme, de délester tout ce qui avait constitué son histoire et sa raison d’être. On perçoit que le PCI était aussi une communauté quasiment « organique » d’hommes et de femmes qui dans leur majorité n’avait absolument pas accepté que le capitalisme était l’horizon de l’histoire, malgré des divergences de point de vue sur de nombreux points. Ce parti était devenu une sorte de Janus à deux visages, ce qui explique sa fragilité devant l’emballement de l’histoire. Il est dans tous les cas dramatique que cette communauté ait disparu, approfondissant le vide politique que connaît à ce jour l’Italie.
Guido Liguori , Qui a tué le Parti Communiste Italien ?, Éditions Delga, 13 euros, 357 p., 2011.
[1] Dirigeant historique du PCI dont il était un des représentants de l’aile la plus modérée. Il est actuellement président la république italienne.
[2] Ancien résistant, il a été un des dirigeants historiques du PCI dont il était un des représentants de l’aile la plus à gauche. Il a rapidement quitté le PDS pour adhérer ultérieurement à Refondation communiste