Cette année les vendanges, notamment dans la Champagne et la Bourgogne sont de grande qualité et quantité. De beaux raisins, gorgés d’un soleil tardif et de pluies salutaires. Une belle année, peut-être un beau millésime, tout cela sera confirmé par la patte des hommes, leur savoir-faire et leur compétence.
Mais si donc les vins sont beaux, si les ventes sont aux rendez-vous, il n’en demeure pas moins que les conditions de récoltes auront cette année été émaillées de terribles drames.
Par voie de presse nous aurons appris que des ouvriers vendangeurs ont trouvé la mort pendant cette vendange. Ce n’est pas un accident sur un chantier, ce n’est pas un engin devenu fou qui terrasse des ouvriers, ce ne sont pas des coups de grisou, non, tout simplement des conditions de travail inadaptées qui, du fait de la chaleur, du fait du dérèglement climatique, vont faire mourir des pauvres bougres dans les rangs des vignes. Une bonne dizaine…
Ainsi donc, on meurt d’insolation en Champagne au 21ème siècle ! Pas que… L’on apprend que les conditions d’hébergement relevaient de l’indignité minimale. Que l’alimentation était effroyable, scandaleusement insuffisante… Que des tentes sans sanitaires, sans eau courante, sans électricité étaient des logements. Ah, bien sûr les vendanges ont toujours un côté succinct, spartiate, mais je me souviens des repas du soir avec le vigneron et sa famille, des efforts partagés, de l’entraide, des crises de rigolade… Ce n’est donc plus ça. C’est l’avidité de quelques-uns qui exploitent à en mourir des femmes et des hommes venus de loin pour gagner une misère, pour tenter de survivre, et donc y échouer.
Nous ne connaissons pas le nom des maisons de renom qui auront épuisé jusqu’à la mort ceux qui récoltent. Un secret bien gardé. Le vin de champagne est le vin des rois, le vin des fêtes, le vin dont le monde entier veut avoir gouté une fois dans sa vie, mais justement, ce vin à un goût de sang.
Comment ne pas penser alors à ce livre de John Steinbeck, Les raisins de la colère. Cet ouvrage fera scandale aux Etats-Unis, car il dénonçait l’extrême pauvreté des métayers, des chassés de leur terre pour faire place à l’agriculture intensive, conduisant des centaines de milliers de paysans à la famine et à la mort.
Les raisins de la colère recèle une force dans la narration car le lecteur s’identifie tout de suite à Tom Joad, fermier libéré sur parole après le meurtre d’un homme avec lequel il se battait. Tout le monde s’émeut devant le portrait de Jim Casy ce faux pasteur sans avenir, et que dire devant la stature de la mère de Tom, femme de tête qui sait trouver des solutions quand il n’y en a plus jusqu’à la fin du livre, une fin hallucinante de générosité et d’espoir ? Ce livre écrit en 1938, analyse les conséquences de la grande dépression au début de la décennie des années 30. Il décrit avec méticulosité comment des ouvriers agricoles se jettent dans une impasse californienne avec leurs semblables pour y crever de faim. Leur conditions de vie sont indignes, leur rêves sont mesurés, leur grandeur n’a d’égale que la soif d’argent qui taraude la bourgeoisie agraire américaine assistée de milices, d’une police servile, jouant du racisme pour mieux condamner les autres.
J’ai relu ce livre récemment. J’avais dû le parcourir, car en seconde ce devait être une lecture obligatoire, il ne m’avait pas marqué outre mesure. Mais là en le dévorant, j’ai trouvé un style extraordinaire, une force narrative rarement égalée. Pire, je le terminai lorsque j’ai appris le drame dans les vignobles de France de ces ouvriers morts. Un coup de poing !
J’ai lu et relu le chapitre 25, ce chapitre où Steinbeck décrit la beauté du printemps dans les vergers californiens, la floraison des arbres, la formation des petits fruits, leur maturation avec des propos renvoyant à l’Eden, dans un pays donc paradisiaque, puis mûrs, ils tombent car ne sont pas récoltés, ceux qui le sont comme les oranges sont rendus impropres à la consommation pour ne pas faire baisser les cours. Et pendant tout ce gâchis, des gens meurent de faim, là, devant cette exubérance arboricole.
Décidément il est temps que les raisins de la douleur en Champagne se transforment en raisins de la colère !