Aujourd'hui, nous sommes le :
Page d'accueil » Documents » " Rapport sur les immigrations bretonnes dans la ville (...)
Version imprimable de cet article Version imprimable
" Rapport sur les immigrations bretonnes dans la ville de Nantes"
Un document de 1851 analysé par Didier Guyvarc’h.

En 1851, l’année où le chemin de fer, symbole de la modernité, parvient à
Nantes, le polytechnicien Auguste Chérot présente au maire de la ville son Rapport sur les immigrations bretonnes dans la
ville de Nantes. C’est le dangereux privilège de
l’historien que de pouvoir opérer un tel rapprochement non relevé par les acteurs eux-mêmes.
Faire le choix de mettre en avant
cette concomitance est une manière de s’interroger sur les circonstances de la production
d’un texte qui traduit, dans l’expression du
rapport à l’Autre, la violence des tensions
sociales et économiques ; mais c’est aussi
considérer ce discours comme un palimpseste
où, sous l’expression d’un moment, peut
transparaître la toile de fond des représentations sociales de longue durée.

Un discours hygiéniste

Un an après sa publication, le rappel par
Chérot lui-même de son « rapport spécial »
permet d’en comprendre la genèse.

« Quelquefois les habitants font eux-mêmes
l’insalubrité de certains logements, par leur
dégradation et leurs habitudes de vie. Sous ce
rapport, l’immigration régulière dans notre
ville des populations les plus misérables et les
plus démoralisées des campagnes bretonnes
est une plaie déplorable. Au nom de la commission, je vous ai adressé, Monsieur le Maire,
un rapport spécial sur cette question difficile
mais dont il est impossible de ne pas rechercher activement la solution, au double point
de vue de l’humanité et de la loi dont nous
poursuivons l’application »
 [1]
La loi du 13 avril 1850 a imposé aux villes
de créer une commission afin de recenser les
logements insalubres et de prescrire aux propriétaires les travaux nécessaires. Le conseil
municipal. [2] approuve en août la nomination
d’Auguste Chérot à la tête de cette commission. Né à Nantes en 1812, il est élève de Polytechnique, puis de l’École des Mines.
Industriel filateur, il fait figure de notable
ouvert à la modernité économique [3]. Il participe à la vie politique locale, est élu régulièrement conseiller municipal à partir de 1840 ; orléaniste opportuniste, il est nommé adjoint
au maire après les élections de juillet 1848 [4]. Il
s’établit en 1857 dans le nouveau port qu’est
Saint-Nazaire, s’occupe de diverses entreprises, s’intéresse à l’importation de guano.
En 1874 il s’installe à Paris où il participe à
l’aventure spéculative des pavés de bois.

Si la raison de sa sollicitude est peut-être
différente, en se penchant sur le sort des
« classes malheureuses », Auguste Chérot
emprunte la voie ouverte par le médecin
républicain Ange Guépin en 1835 [5]. Il
s’appuie comme lui sur le pouvoir social que
lui confèrent sa formation et son expérience
professionnelle.

Partisan convaincu de « l’assainissement », il
n’hésite pas, après quinze mois d’enquête, à
imposer des travaux dans 511 logements de la
ville [6]. Sa raison d’agir n’est pas la seule philanthropie ; comme pour beaucoup de prosélytes de cette hygiène publique, elle participe
de préoccupations politiques et sociales. C’est
le préfet qui, recevant en 1852 les rapports de
la commission des logements insalubres, explicite cette attitude :

« Malgré toutes les difficultés qu’entraîne
nécessairement l’exécution de cette loi, il me
paraît souverainement désirable de marcher
toujours vers le but à la fois moral et d’amél
ioration hygiénique qu’elle s’est proposée.
La pensée du gouvernement est sans doute
de détruire les utopies socialistes et soidisant
humanitaires ; mais en même temps de
s’occuper effectivement de l’amélioration du
sort des classes les plus nombreuses et les
plus pauvres »
 [7]

Mais, sur le chemin du progrès pour tous,
Auguste Chérot a rencontré les particularités
bretonnes. C’est pourquoi, dans son Rapport sur les immigrations bretonnes dans la ville de
Nantes
 [8] il a proposé en 1851 un traitement
« spécial » pour cette fraction mobile et non
francophone de la population nantaise.

Les crises et la peur

Ce rapport proposant l’éradication des
« hordes sauvages » bretonnes de la ville de
Nantes a été imprimé et prend ainsi l’allure
d’un véritable manifeste. Ce statut, donné par
le support, implique une connivence minimum avec le lectorat potentiel. Quels présupposés, quelles références implicites, quelles
connotations pouvaient rendre les Nantais du
milieu du XIXeme siècle réceptifs à l’argumentaire de Chérot ?

La croissance démographique de la ville,
très modérée depuis le début du siècle,
s’accroît nettement de 1841 à 1851. La population passe de 83 681 à 96 362 habitants. Cet
accroissement provient très largement de
l’immigration de ruraux. En quête de travail,
ils forment l’essentiel de cette « population
flottante » dénombrée à partir du recensement
de 1841 [9] Plus d’un Nantais sur dix en relève
en 1851. Certains s’installent sans doute définitivement, d’autres ne sont que des migrants saisonniers attirés par cet « étroit oekoumène
industriel »
 [10] qu’est alors la région nantaise
dans le bastion rural breton. L’attraction exercée par la sixième ville de France s’explique par le développement depuis 1830 du port et
des industries qui lui sont liées. À la fin des
années vingt, les raffineries de sucre ont rem
placé les filatures de coton comme moteur de
l’industrialisation. Elles entraînent l’essor de
la métallurgie et de la construction navale. La
quatrième branche, par le chiffre d’affaires et
le nombre d’emplois, est celle des conserveries. Elle contribue à fonder la personnalité et l’image de Nantes et participe à son rayonne
ment régional. L’initiative du Nantais Joseph
Colin, qui a appliqué le procédé de Nicolas Appert à la « mise en boîte » des sardines, a suscité la création, au cours des années quarante, de conserveries de poissons et de légumes, tout d’abord dans la ville, puis sur le littoral de la Vendée au Finistère. Ces entreprises nantaises, qui font appel à une main d’oeuvre
saisonnière, contribuent, entre autres
effets, à faire de la plus grande ville franco
phone de l’ancienne province de Bretagne un
pôle d’aimantation pour les ruraux de sa partie bretonnante, l’Ouest de la péninsule au delà
d’une ligne allant de Plouhá au Nord à
l’estuaire de la Vilaine au Sud [11]

La crise économique de 1846-1847 accélère
cet afflux. Au coeur de cet hiver, les responsables du bureau de bienfaisance font part de
leur inquiétude aux autorités municipales :
« La ville de Nantes voit chaque jour augmenter le nombre des indigents, y ayant leur
domicile de secours [...]. La suppression forcée des travaux de chemin de fer y a fait
affluer une foule de Bretons attirés par
l’espoir d’y trouver de l’emploi, et qui se trou
vent, avec leur nombreuse famille, à défaut
d’ouvrage, réduits à la nécessité de recourir à
la charité publique [...]. Le bureau de bienfaisance est dans l’impossibilité de remédier à ce
surcroît de misère et à cet accroissement de
malheureux »
 [12]

Le nombre d’indigents officiellement
secourus est de 15 400 en février 1849, alors
qu’il n’est que de 7 000 en année ordinaire [13].
L’ampleur de la crise conduit le bureau de
bienfaisance à formuler cette proposition,
reprise deux ans plus tard par Chérot : « Ne
serait-il pas possible de mettre un frein à ce
débordement d’immigration ? »

Au-delà du rappel des difficultés économiques, ce sont sans doute les allusions à la récente épidémie de choléra qui renforcent le
plaidoyer d’Auguste Chérot. Il présente, métaphoriquement, la ville comme un organisme « infecté » par les Bas-Bretons ; ceux-ci
sont un « fléau », une « plaie ». Il convient dès lors « d’arrêter l’envahissement du mal ». Pour
« porter le fer dans une plaie [...] grave et étendue », il faut passer par la seule prophylaxie
pré-pasteurienne, c’est-à-dire interdire au
corps étranger, le Bas-Breton, l’accès à l’organisme, la ville de Nantes.

La peur engendrée par le choléra, « point
aveugle » du texte, apparaît bien comme une
clef essentielle de sa lecture. D’avril 1849 à
mars 1850, l’épidémie a tué 1 061 Nantais,
autant qu’en 1832. Elle touche surtout deux
quartiers populaires de la ville [14]. C’est cette
géographie sociale de la maladie qui incite le
conseil municipal à demander à l’Assemblée
législative, en juillet 1849, le vote d’une loi
sur les logements insalubres. Si le lien est
établi entre l’état de l’habitat et la diffusion
de la maladie, l’origine de l’insalubrité tient,
pour certains, aux habitants eux-mêmes. En
mai 1849, le président du conseil de salubrité
de Nantes et de la Loire-Inférieure fait pro
céder à une enquête très précise sur une mai
son du centre de la ville où a sévi la maladie
alors que les logements alentour étaient
épargnés. Il constate que :
« C’est au troisième étage, dans l’appartement du devant, que se sont manifestés les
cas de choléra. Neuf Bretons, hommes et
femmes, y étaient entassés dans quatre lits,
dont trois dans la grande chambre et un dans
le cabinet noir. Tout présente ici l’image de
la misère, du désordre et d’une malpropreté
fangeuse »
 [15].

Mis en cause, le propriétaire se défend en
écrivant au maire qu’« il est incontestable et
de notoriété publique que dans cette circons
tance, ces causes étaient exclusivement inhé
rentes aux personnes victimes de l’épidémie
[...]. Il est impossible de se faire une idée de
la malpropreté dégoûtante des personnes qui
habitent ces étages et de tous les germes de
maladies qu’elles portent »
. Cette opinion est
partagée par un Nantais du quartier Sainte-
Anne qui suggère au maire « d’éliminer les refuges dégoûtants où des peuplades toujours renaissantes de Bas-Bretons vont sou
vent cacher des vices qui ne pourraient sou
tenir le grand jour dans leur pays »
 [16].
Beaucoup plus tard, Morvan Lebesque, en
évoquant son enfance nantaise, confirme la
survie de ce ghetto dans l’entre-deux guerres,
« ce quartier où on allait peu, juste
après celui des putains [...], la médina de
Sainte- Anne »
 [17].

Une mise à l’index de longue durée

Chérot met en mots des préoccupations de
son temps et de son milieu social. Il révèle la
crainte des notables face à ces classes labo
rieuses, ou malheureuses, qui peuvent devenir dangereuses. Après la brève inquiétude politique de 1848, c’est le choléra de 1849 qui
rappelle que les plus pauvres peuvent être
porteurs de mort [18]

Mais l’homme d’affaires entreprenant, en
désignant une catégorie particulière de la
société et en l’accusant « d’empoisonner » la
partie saine, mobilise des représentations
sociales anciennes. La description péjorative
des Bretons appartient au « temps long ». Au XVIIeme siècle, par exemple, le général des
finances Babin, un Nantais, écrit, dans un
rapport à Charles Colbert, que le Breton est
« rude, grossier, ignorant, brutal et si mal
propre que parmi les deux sexes on n’y voit
que des galeux »
. [19] Pendant la Révolution,
Jacques de Cambry fait un portrait presque
identique en dénonçant « la gale originale
héréditaire et des pères et des enfants, la
malpropreté d’individus qui ne se baignent,
qui ne se lavent jamais, qui sortent des fossés, des mares, des cloaques où l’ivresse les
avait précipités »
 [20]

Ces stéréotypes anciens résistent à l’intérêt
nouveau dont la Bretagne est l’objet au début
du XIXe siècle. Les souvenirs de la contre-révolution,
la gloire de Chateaubriand, la« celtomanie » sur fond de romantisme contribuent à l’attrait pour une région jugée « exotique » [21]. En 1835, Alexandre Bouët écrit en
présentant La galerie bretonne : « La Bretagne
est peut-être la province dont l’exploration
doit le plus satisfaire au goût de l’époque »
 [22]. Quatre ans plus tard, la parution du Barzaz
Breiz d’Hersart de la Villemarqué est un
immense succès ; grâce à lui, « une langue de
paysans et de gueux, si longtemps méprisée et
dépréciée, va subitement conquérir honneurs
et dignité »
 [23]. Mais cet engouement pour la
matière de Bretagne, qui est essentiellement
le fait d’intellectuels et d’artistes, ne fait pas
litière des clichés péjoratifs. Balzac, Flaubert
ou Stendhal font un portrait plus flatteur de la
terre armoricaine que de ses hommes dont les
moeurs sont jugées rudes et frustres. En plus
de son ambivalence initiale, cette curiosité
pour la Bretagne conduit à ancrer une vision
passéiste, immobile de la région. Elle est la
source de cette « bretonnerie » [24], image réductrice et déformée qui reprend les anciens clichés. Chérot utilise cette représentation d’un monde essentiellement rural pour justifier sa
proposition d’un retour à la terre de ces paysans déracinés. Inquiet de la prolifération de ces gyrovagues, épisodiques poseurs de traverses du tout nouveau chemin de fer, l’industrie le prend à son compte les idées de l’agrarisme sur la valeur morale du travail agricole.

Malgré la prétention initiale de son auteur,
le texte de Chérot apparaît ainsi comme le
produit de la sédimentation de préoccupation de durées différentes. Sur le môle ancien des représentations de l’Autre, l’étranger, se
déposent les idées en cours sur le progrès, la
normalisation, l’unification, préludes à la fin
des terroirs. Mais ce sont les peurs issues des
crises récentes qui provoquent la construction
de ce discours.

La trace de la mise à l’index d’un bouc émissaire fournit à l’historien un matériau
riche. En première approche, il peut y lire « en creux » les valeurs de l’émetteur du texte. En interrogeant les conditions de sa production, il
cerne partiellement l’ancrage des représentations, le poids des circonstances et « l’air du temps ». Si son enjeu est ainsi accessible, la
portée du texte est, elle, plus difficile à saisir.
Dans le cas étudié ici, les archives font silence
sur d’éventuelles réactions immédiates. Par
contre, la pérennité du dénigrement des Bretons est attestée. En 1870, l’abbé Chancerelle, responsable des missions bretonnes, écrit dans
La Semaine religieuse de Nantes : « Les Bretons, hélas ! ne sont-ils pas pauvres, ignorants,mal vêtus, sales et même adonnés à des vices
grossiers ? Est-ce une raison pour les
négliger ? »
. Mais la perception de l’immigration est dans un jeu de miroirs. L’image est retournée par le changement de point de vue.
L’immigrant stigmatisé par sa langue peut
l’utiliser comme un ultime refuge pour exprimer sa propre peur, comme dans ce proverbe recueilli en Cornouaille :

Mont da Naoned
Da c’hortoz bezan daonet

(Aller à Nantes,
en attendant d’être damné
) [25]

Ces craintes réciproques génèrent la
recherche de « l’entre-soi » [26] par les Bas-Bretons de Nantes [27], d’Anjou ou de Dordogne [28].
Elles expliquent le temps mis pour sortir du
ghetto.

Le document

Rapport sur les immigrations bretonnes
dans la ville de Nantes

Monsieur le maire,

Dans son rapport du 11 janvier dernier, la commission pour l’assainissement des logements insalubres vous signalait ce fait : que l’insalubrité des logements, dont la raison principale était la mal
propreté, avait souvent pour cause première des habitudes de malpropreté invétérées chez les personnes. Elle vous disait que cette malpropreté personnelle est, de plus, un agent incessant
d’affaissement moral et de démoralisation qu’il importe de combattre activement ; et parmi les
mesures les plus efficaces, elle vous indiquait la propagation des bains et lavoirs publics, qui ont
obtenu un succès si remarquable à Londres et qui paraissent devoir réussir à Rouen de la même
manière.

Nous avons la conviction qu’il est possible, avec une ferme volonté et beaucoup de persévérance,
de faire pénétrer les améliorations nécessaires dans les classes malheureuses de notre cité ; mais,
nous devons le reconnaître, nos espérances se décourageraient, si les quartiers misérables, dont nous
poursuivons l’assainissement, devaient être régulièrement infectés, le mot n’est pas trop fort, par ces
invasions de mendiants qui nous viennent des campagnes de la Bretagne.

Ces populations, étrangères à notre département, chez lesquelles la malpropreté la plus repoussantee st une seconde nature, et dont la dégradation morale est descendue à un niveau effrayant,
viennent périodiquement encombrer nos quartiers les plus pauvres et les plus insalubres. Elles
recherchent et n’obtiennent qu’à des prix élevés, en raison de leur insolvabilité même, des logements
où le devoir de l’administration ne lui permet pas de tolérer la présence d’êtres humains. Ce sont
généralement des réduits ou hangars, n’ayant d’autre ouverture qu’une porte pour donner accès à
l’air et à la lumière ; dont le sol est une boue permanente, entretenue par l’humidité qui suinte des
murs et du toit ; sol sur lequel repose l’unique couchette des habitants, un amas de paille recouvert
de quelques guenilles fétides. Aussi, une bonne partie des interdictions que nous vous avons
demandé de prononcer s’appliquent-elles aux logements de cette catégorie d’habitants.

Lorsqu’ils parviennent à occuper des habitations qui ne sont pas, par elles-mêmes, dans des
conditions d’insalubrité, leurs habitudes d’une malpropreté hideuse, sur la personne, les vêtements,
dans toutes les fonctions usuelles de la vie, ne tardent pas à y créer une insalubrité grave. Ajoutons
que la plupart de ces malheureux ne comprennent que le bas-breton, et qu’il est presque impossible
aux agents de l’autorité de s’en faire comprendre.

Nous ne saurions trop insister sur ce point, monsieur le Maire ; chacun de leurs séjours est une
véritable infection des habitations, qui doit paralyser tous nos efforts et les vôtres, si on n’apporte
un remède énergique à ce fléau. Car c’est un véritable fléau, une plaie déplorable que la présence, parmi nos populations, de ces pauvres gens, dont la dégradation morale égale la dégradation physique.

Parmi les nombreux faits qui ont affecté profondément la commission, quelques-uns suffiraient
pour justifier une pareille appréciation.

Ainsi, un hangar sans fenêtre, dont le sol et les murs étaient pour ainsi dire putréfiés, était occupé
par deux jeunes filles, deux soeurs, toutes deux mères, ne comprenant pas un mot de français et
n’ayant d’autres moyens d’existence, pour elles deux et trois enfants, que la plus abjecte et la plus
misérable prostitution.

Dans d’autres taudis non moins hideux, nous trouvons père, mère, enfants, ne comprenant égale
ment que le bas-breton, sans autre mobilier qu’un monceau de paille, sans autre ressource que la
mendicité. Puis, quand ils ont obtenu quelques monnaies de la charité privée, le père et souvent la
mère se hâtent de se plonger dans une affreuse ivresse d’eau-de-vie et scandalisent ensuite le voisinage par des luttes féroces et des actes d’immoralité révoltante. Les archives judiciaires révéleraient
qu’ils entrent pour les trois quarts dans la population qui alimente les bancs des tribunaux de police.
En général, ces ménages sont encombrés d’enfants dont l’aspect est navrant.

Nous croyons fermement, monsieur le Maire, que l’administration doit se préoccuper sérieusement d’u n pareil état de choses. Les mesures tendant à arrêter l’envahissement du mal seraient non moins dans l’intérêt de la population de notre ville que dans le véritable intérêt de ces infortunés.

L’intérêt de la commune est évident. Ces hordes nomades, à raison des conditions hygiéniques où
elles vivent, sont une charge pesante pour ses hôpitaux. Elles entretiennent dans nos murs le fléau
de la mendicité et rendent stériles les efforts et les sacrifices de l’administration pour le faire disparaître ; ou bien, elles font une concurrence désastreuse à notre population ouvrière dans la recherche
du travail. Enfin, elles démoralisent cette même population par l’incessant spectacle de la dégradation la plus infâme.

Si la présence de ces malheureux, dans nos murs, apportait une amélioration à leur sort, nous
n’aurions pas le courage de demander qu’ils en soient écartés ; bien des considérations peuvent se
taire devant un soulagement réel de pareilles misères. Ils ont, comme tous les citoyens, droit à la
liberté de choisir leur résidence sur le sol du pays. Mais si cette liberté souffre des restrictions nécessaires, dans l’intérêt de la société, ce principe de restriction peut être d’autant mieux invoqué, quand il
se trouve d’accord avec l’intérêt sainement compris de ceux contre qui l’application en est demandée.
Or, il n’est pas douteux que ce ne soit ici le cas. C’est la misère qu’ils fuient en abandonnant leurs
campagnes pour se jeter dans nos villes ; mais ils ne font que changer de misère et aggraver leur triste
condition.

La plupart ne comprennent ou ne parlent que leur patois breton : ils sont donc dans l’impossibilité de pouvoir s’employer utilement, sauf le cas exceptionnel de grands travaux de terrassement. La
charité publique ne leur est pas accessible, parce qu’elle n’est acquise qu’à certaine condition de
domicile ; leur seule ressource est la charité privée, c’est-à-dire son exploitation par la mendicité.
Logés comme nous l’avons fait connaître, ils sont victimes de nombreuses causes d’insalubrité qui
sévissent tout autrement dans les réduits malsains de nos mauvais quartiers que dans les huttes des
campagnes. Enfin, ils ont, outre la tentation, toute facilité, dans une grande ville, de s’abandonner à
tous les vices auxquels les laisse en pâture l’absence du sens moral, à peu près étouffé chez eux, si
jamais il y a été développé.

Nous pensons qu’à tous égards, il importe que cette facilité de quitter les campagnes pour venir
croupir dans la misère d’une grande cité comme la nôtre, soit refusée à ces populations. L’administration doit les retenir dans les campagnes ; c’est là qu’elle doit s’occuper de venir en aide à leur
misère. Elles y seront toujours plus à la portée d’un travail utile, qui leur fait, d’ailleurs, complètement défaut dans les villes. Elles y seront aussi, près du pasteur de leurs paroisses, à la portée des
enseignements de la religion et de la morale, dont elles n’ont pas moins besoin que de pain.

Que le gouvernement, pour arriver à ce but, agisse sur leurs communes. Il le peut, il le doit ; car
en les laissant venir ainsi s’engloutir dans cette fange qu’ils entretiennent dans nos cités, le gouvernement est coupable contre la société, coupable contre ces malheureux. Ce n’est point d’ailleurs au travail industriel qu’il faut demander des ressources contre ces misères, c’est au travail agricole. Le premier est limité, le second peut être illimité devant le vaste champ du développement de la
consommation. Celui-ci est, de plus, par lui-même, un agent de moralisation. Or, quand il s’agit de
développer, de féconder le travail agricole, nous sommes de ceux qui croyons que vouloir, c’est pouvoir. Le tout est de savoir vouloir.

Ces considérations, Monsieur le maire, sont sans doute d’une compétence plus élevée que la
nôtre ; mais nous avons dû les indiquer à la justification de la mesure que nous provoquons.

Nous pensons, monsieur le Maire, que l’intérêt de la population que vous administrez exige que
vous concertiez à cet égard avec M. le préfet, et dans le cas où ce magistrat n’aurait pas les moyens
d’action suffisants, que vous les réclamiez d’accord près du gouvernement. Car il est urgent de por
ter le fer dans une plaie dont nous étions loin de soupçonner la gravité et l’étendue avant qu’elles ne
se fussent révélées à nous, dans la visite minutieuse que nous faisons de tous les logements pauvres
de la ville de Nantes.

Nantes, 25 avril 1851.

Le vice-président de la commission, A. CHÉROT

Source :
Guyvarc’h Didier. Un manifeste de 1851 contre les immigrés bretons. In : Genèses, 24, 1996. Trajectoires. pp. 137-144.
doi : 10.3406/genes.1996.1406
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/genes_1155-3219_1996_num_24_1_1406

Notes :

[1Ville de Nantes, Commission pour l’assainissement
des logements insalubres, Rapport général sur l’ensemble
des travaux de la commission, Nantes, avril 1852.

[2A.M. de Nantes, 1 5, carton 1, dossier 9,
« Commission des logements insalubres ».

[3René Kerviler, Répertoire général
de bio-bibliographie bretonne, 1897, tome 9.

[4A.M.N., K1, carton 5, dossier 7,
« Élections municipales de juillet 1848 ».

[5Ange Guépin et Eugène Bonamy, Nantes au XIXe siècle.
Statistique topographique, industrielle et morale, 1835.

[6A.M.N., Is, carton 1, dossier 9.

[7Ibid., lettre du préfet au maire de Nantes,
25 octobre 1852

[8Un exemplaire de ce rapport est aujourd’hui à la B.M.
de Nantes mais il ne figure pas dans le fichier sous son
titre original. Il fait partie d’un « factice » rassemblant les
rapports de la Commission pour l’assainissement des
logements insalubres(B.M.N. 94 646).
Ce classement et ce dispositif expliquent cet oubli.

[9M-J-C. Renoul, Mouvement de la population de la ville
de Nantes
, Nantes, 1852

[10Michel Lagrée, Religion et cultures en Bretagne.
1850-1950
, Fayard, 1992, p. 45.

[11Cette frontière linguistique séparant Haute
et Basse-Bretagne est celle observée par les continuateurs
d’Ogée (1843-1853). Ogée, Dictionnaire historique
et géographique de la province de Bretagne
, 2 vol.,
Rennes, 1843-1853.

[12A.M.N., Q1, carton 13, dossier 16, P.V. du bureau
de bienfaisance du 5 janvier 1847.

[13A.M.N., Q1, carton 2, dossier 16, « États statistiques
des indigents secourus par le bureau de bienfaisance »
.

[14A.M.N., Р, carton 24, « Choléra de 1849 ».

[15Ibid., lettre du 13 mai 1849 au maire de Nantes.

[16Ibid., lettre de J.-M. Le Huédé au maire de Nantes,
6 septembre 1849.

[17Morvan Lebesque, Comment peut-on être breton ?
Essai sur la démocratie française
, Seuil, 1970,
pp. 22 et 30 (éd. de 1984).

[18Ou « puant comme la mort », selon la formule
d’Alain Corbin, dans Le Miasme et la Jonquille.
L ’odeur et l’imaginaire social, XVIII-XIX* siècles.
Aubier Montaigne, 1982, p. 168

[19Cité par Alain Croix,
La Bretagne aux XVI et XVIIemes siècles, Maloine, 1981, p. 24.

[20Cité par Jacques Léonard, Archives du corps.
La santé au XIXe siècle
, Ouest-France, 1986, pp. 1 16-117.

[21Voir pour la période 1800-1860 l’analyse
de Denise Delouche, Peintres de la Bretagne.
Découverte d’une province
, Université de Haute-Bretagne,
Klincksieck, 1977.

[22Alexandre Bouët, La galerie bretonne,
ou moeurs, usages et costumes des Bretons de l’Armorique
,
introduction, Paris, 1835-36, p. 129.

[23Donatien Laurent, Aux sources du Barzaz Breiz.
La mémoire d’un peuple
, Le Chasse-Marée, Douarnenez,
1989, p. 11.

[24D. Delouche, op. cit., p. 280.

[25Cité par Michel Lagrée, op. cit, p. 340

[26Gérard Noiriel, Le Creuset français.
Histoire de l’immigration
, XIX-XXèmes siècles, Seuil, 1988, p. 170.

[27Jean-Luc Marais, « Les Bretons, les curés,
les patrons. L’immigration bretonne et l’église à Trélazé
et Angers
. 1860-1939 », Annales de Bretagne, n°96, 1989,
pp. 73-100 et 323-354.

[28Jean-Clément Martin, « Quand nos immigrés étaient
catholiques et s’appelaient Le Goff ou Milcendeau »
,
Revue de la B. N. n°38, pp. 7-11.


Rechercher

Fil RSS

Pour suivre la vie de ce site, syndiquez ce flux RSS 2.0 (lisible dans n'importe quel lecteur de news au format XML/RSS).

S'inscrire à ce fil S'inscrire à ce fil