Je vais d’abord baliser la période de l’histoire du parti que j’évoque à travers le mot « mutation » parce qu’il « s’agit d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître ». Elle commence en janvier 1994 : au 28ème congrès, on élit Robert Hue secrétaire national du parti. L’année suivante, en 1995, il reçoit un résultat plutôt encourageant à l’élection présidentielle : dans le contexte d’une grave défaite de la gauche, il obtient 8,7% des voix, soit 2 points de mieux qu’André Lajoinie à la même élection en 1988. Dans la foulée d’une belle campagne, il publie un livre sur le sujet qui nous réunit aujourd’hui : Communisme, la mutation. A l’autre extrémité, en 2001, Marie-Georges Buffet est élue secrétaire nationale, tandis que Robert Hue devient président du Parti, fonction dont il démissionnera en 2003. Il s’agit donc d’une petite dizaine d’années. En réalité, moins que ça : dès 1999 et le résultat décevant de la liste que Robert Hue conduit à l’élection européenne sous le nom de « Bouge l’Europe », l’affaire est entendue. La « mutation » est un échec et dans le parti et dans l’opinion. Une autre histoire va commencer.
Alors je reviens au début (Janvier 1994) pour rappeler quelques faits. Georges Marchais qui dirige le parti depuis 1970 annonce qu’il ne se représentera pas à la fonction de secrétaire général. C’est un événement : c’est la 1ère fois que le premier dirigeant du parti passe la main sans y être contraint par la mort ou la maladie. De plus, je rappelle qu’en 64 ans, depuis 1930, le parti n’a connu que 3 secrétaires généraux (Maurice Thorez, Waldeck Rochet, Georges Marchais). L’élection d’un secrétaire national est donc un événement assez rare. En plus, Georges Marchais incarne le parti depuis plus de 20 ans, il est une personnalité très connue, très populaire, il a crevé l’écran des télévisions, il a été l’interlocuteur de Mitterrand pour le Programme commun, de Brejnev, de Gorbatchev … Bref, c’est un dirigeant de premier plan au niveau international et national… Et il passe la main à qui ? A Robert Hue, c’est-à-dire, à ce moment-là, à un inconnu. Un inconnu de l’opinion. Un inconnu quasiment aussi complet dans le corps profond du parti et de ses militants (même si évidemment il ne l’est pas dans ses sphères dirigeantes). Bref, comme le titra un film tourné alors par la télé : Robert Hue était « celui qu’on n’attendait pas ». D’autres noms avaient circulé dans la presse, mais pas le sien… Il avait donc tout à réaliser pour se faire connaître de l’opinion et des siens (je veux dire des communistes).
Dans quelle situation trouve-t-il le Parti ? Je résume pour ne pas être trop long : une situation très mauvaise et même alarmante. Depuis 1978, il n’a connu que des reculs électoraux quelle que soit la conjoncture politique, c’est-à-dire qu’il soit en alliance avec le PS ou en conflit avec lui, qu’il soit dans l’opposition ou dans la majorité. La dénationalisation du vote communiste devient évidente vers la fin des années 1980. Des bastions ouvriers s’effritent ou tombent, dans lesquels il est devancé par le Front national. Même le « communisme municipal » qui avait plutôt résisté jusque là se réduit : aux élections municipales de 1989, il ne dirige plus qu’une ville de plus de 100 000 habitants (Le Havre), mais ne dirige plus aucune municipalité dans 60 départements, il n’en dirige qu’une seule dans 22 autres. Parallèlement à l’affaissement de son influence municipale, le parti connait une forte baisse de son influence syndicale et une contestation grandit au sein de la CGT contre sa « mainmise » sur la direction de la centrale syndicale. En interne, il est secoué par des mouvements de contestations à répétitions : en 1984-1986, les « rénovateurs », en 1988-1989 les « reconstructeurs », en 1989-1993, les « refondateurs », en attendant « les rouges vifs »,… Il traverse une crise du militantisme avec le recul du nombre de ses adhérents et une baisse des ventes de l’Humanité… Bon, j’arrête-là, mais, vous le voyez l’addition est très salée. Et je ne parle pas là du contexte « communiste » international : en 1989, le mur de Berlin tombe, en 1991 l’URSS disparaît, la plupart des partis communistes se défont et sombrent… L’avenir semble désormais bouché pour le parti communiste français. C’est d’ailleurs ce qu’écrit alors Lionel Jospin, le leader socialiste : « Les conditions historiques qui ont vu prospérer le communisme ont disparu : elles ne renaîtront pas ». Et il enchaîne en nous prédisant soit une évolution platement réformiste à l’italienne et un abandon du communisme, soit un repli marginal et crépusculaire dans une contestation de type protestataire.
Avec ces évolutions désastreuses et dans des conditions aussi préoccupantes, l’idée d’un sursaut puissant, d’une secousse et d’une transformation profonde – autrement dit : d’une « mutation » – allait-elle s’imposer comme une évidence ? Eh bien pas du tout.
Pour le montrer, je voudrais commencer par dire qu’il s’est alors produit un phénomène classique quand un homme « nouveau » remplace celui qui par la force des choses devient un homme « ancien ». « L’inconnu » Robert Hue faisait tout pour incarner un visage nouveau, un discours nouveau, un communisme nouveau … Et Georges Marchais le prit comme un discours orienté contre lui. Son idée c’était en quelque sorte : « mais le socialisme à la française, l’abandon du marxisme-léninisme, du centralisme démocratique, c’est moi qui les ai faits. La mutation dont tu parles, c’est moi qui l’ai faite, toi tu n’es pas nouveau, tu ne fais que continuer ce que j’ai entrepris. » C’était croire qu’il suffit de rayer d’un trait de plume des notions dans des textes de congrès pour qu’elles disparaissent dans les pensées et les pratiques des militants où elles ont séjourné si longtemps. C’était penser que la mutation doit s’en tenir à la critique d’un « modèle » extérieur (ce que nous appelions le « modèle soviétique ») quand c’était le monde même d’où ce modèle était issu qui avait disparu. Et puis vous comprenez bien que Robert Hue ne pouvait pas faire ses premiers pas pour être entendu dans l’opinion en proclamant : « je ne fais que continuer, je ne suis que l’ombre portée de Georges Marchais », d’autant que la cote de popularité de ce dernier était tombée au plus bas.
Mais au-delà de l’anecdote, il se trouvait là une question de fond. Face à nos déroutes électorales successives et de plus en plus accentuées, j’entends encore cette espérance que m’a répétée si souvent Georges Marchais quand je travaillais à ses côtés – et je le dis là avec toute l’affection que j’ai pour lui – à propos de nos électeurs perdus : « Il faut rester ce que nous sommes, il faut tenir bon, ne rien changer, ne rien céder. Ils sont partis au PS, mais leurs yeux finiront bien par s’ouvrir et devant les abandons du PS, ils vont nous revenir. » Or l’idée de mutation, c’était exactement le contraire. C’était : il faut changer en nous-mêmes ce qui doit l’être parce que l’époque a changé, la société a changé, et si nous ne changeons pas nos manières de voir, d’agir, d’être, nous sommes perdus. Du coup, cela voulait dire une analyse autocritique, un retour sur ce que nous avons été, sur ce que nous avons pensé, sur ce que nous avons mal fait ou ce que nous faisons mal. C’est facile à dire, ce n’est pas facile à faire. J’entends encore des dirigeants historiques du parti me dire avec stupeur à la fin des années 1980 : « Nos historiens ne sont bons qu’à expliquer que le parti n’a pas cessé de se tromper. Nos adversaires doivent se réjouir. » Autrement dit, vous le voyez, « mutation » cela pouvait être entendu alors comme une « opération anti-Marchais », une manœuvre contre l’histoire du parti, un aveu inacceptable de faiblesses et d’erreurs, et donc un affaiblissement du parti dans le combat de classe face à l’adversaire. Bref, une « mutation », ce n’était pas facile à penser et à mettre en œuvre pour un appareil aussi fortement structuré que le parti. Et ce n’était pas facile à pratiquer pour des militants qui avaient tenu bon et vécu avec courage ces années terribles. N’oublions pas, par exemple, qu’une minutieuse enquête de la SOFRES sur les délégués au 27ème congrès du parti de décembre 1990 révélait que – six mois avant l’effondrement de l’URSS en août 1991 – 72% d’entre eux estimaient que « le bilan de l’URSS est positif » selon une célèbre formule.
Au fond, la mutation était une invitation à faire le contraire de ce qui est habituel pour le combat politique. Là, comme toujours en politique, nous avons des amis et des ennemis. Ce que nous arrivons à réaliser est dû à nous et à nos amis, ce que nous échouons à faire est dû aux difficultés créées par nos ennemis. C’est simple. Mais s’agissant du parti, il y a aussi ce principe - qui nous vient de Lénine – qui consiste à dire et à penser : Oui, nous ne négligeons pas la puissance de nos ennemis (le capitalisme, la droite, les réformistes, les médias, …). Mais ce sont nos ennemis, c’est dans l’ordre des choses qu’ils nous combattent et nous ne pouvons pas espérer qu’ils vont cesser de le faire. Pourtant, il faut aussi – et c’est le plus intéressant – regarder en nous-mêmes, être attentif à ce qui dépend de nous, à ce qui fait qu’une politique de justice, d’égalité, d’émancipation humaine ne parvient pas à surmonter les obstacles mis sur sa route par nos ennemis et à rallier nombre de ceux qui devraient être ses amis. Or c’était cela le projet de la « mutation » et, vous le comprenez, il n’allait pas de soi. Et au moment où il s’engage, il n’est pas du tout sûr qu’il va réussir, il y a même de fortes raisons pour qu’il échoue, ce qui va d’ailleurs effectivement arriver. Mais n’anticipons pas.
J’en viens donc au contenu de la mutation. Et je veux dire d’abord qu’elle était une œuvre de pensée, parce qu’il faut commencer par avoir une pensée pour s’orienter dans la vie et dans l’action quand on est – comme nous l’étions – désorientés par le cours du monde. La mutation, c’était une idée neuve du communisme (au moment où il s’effondre), une idée neuve du capitalisme (au moment où il prend possession de toute la planète et où il se prétend la seule voie possible pour l’humanité), une idée neuve de la société française (au moment où elle a subi les terribles assauts d’une désindustrialisation forcenée), une idée neuve de la politique et de l’intervention des forces populaires (au moment où, depuis 1983 et le tournant de la « rigueur » opéré par Mitterrand, la gauche et la droite alternent au pouvoir et où les déceptions succèdent aux déceptions). Alors, je sais bien que la politique n’est pas qu’une question de construction intellectuelle, elle est marquée par des échéances, des conjonctures, autrement dit des urgences. Vous comprenez bien qu’il faut du temps pour implanter une mutation réussie. Et justement, elle va en manquer. Notamment quand Chirac va brusquement, à la surprise générale, en avril 1997 dissoudre l’Assemblée nationale et provoquer des élections législatives anticipées, qui n’auraient dû intervenir qu’un an plus tard en 1998. La gauche va gagner ces élections, des communistes vont participer au gouvernement de Lionel Jospin dans un rapport de forces très défavorable avec le PS. Et on va alors bien souvent confondre la mutation uniquement avec cette volonté de participation gouvernementale dont on va tirer un bilan très noirci et décevant par rapport à nos espérances. Alors je vais revenir sur cette participation et les conditions de son engagement. Mais auparavant, je veux insister sur quelques aspects de contenu de pensée, de contenu d’analyse politique de ce qu’était la mutation. Il faudrait pour bien faire se reporter au livre publié en 1995 et portant ce titre, mais je vais résumer, rassurez-vous.
Je commence par la conception du communisme. En 1995 – l’année même où nous nous situons – paraît un livre à succès de l’historien François Furet, Le Passé d’une illusion. Le concept de communisme y est ramené au soviétisme, à ses avatars, à ses crimes et est donc une affaire née au 20ème siècle. Autrement dit le PCF – il reprend là une thèse ancienne – n’est qu’un « greffon » soviétique (donc « extérieur ») sur le mouvement ouvrier français. Robert Hue s’oppose à cette thèse et reprend les travaux d’historiens communistes (Claude Mazauric, Roger Martelli et quelques autres) pour montrer que le communisme révolutionnaire et républicain français qui fleurit à Paris dans les années 1840 (et donc dès le 19ème siècle) pèse plus lourd qu’on le croit dans l’élaboration qu’en fera Marx ensuite et que Lénine et les communistes soviétiques s’en sont nourris. En somme, le communisme historique est né en France et s’est répandu à partir de là. Le livre répond donc aux cris d’orfraie de la droite qui nous dit : puisque vous critiquez le « modèle soviétique », puisque vous nous dites que vous n’avez rien à voir avec ce qu’ont fait les soviétiques, cessez donc de vous appeler « parti communiste ». Et sa réponse est : impossible de renoncer au communisme puisque ce serait renoncer à notre histoire et à nous-mêmes. Et c’est au nom de ce que nous sommes – des communistes français – que nous critiquons ce qui s’est produit en URSS, « la cicatrice encore brûlante du stalinisme » (c’est le titre d’un chapitre), etc… et que nous disons : « oui, dans le parti français il y a eu des schémas de pensées et des comportements staliniens (des exclusions, des règlements de compte, du dogmatisme, du suivisme aveugle de l’URSS, … ) avec lesquels nous rompons et voulons rompre une fois pour toutes. Et il poursuit : le parti communiste français lorsqu’il était puissant (en 1936, à la Libération) a permis un « développement à la française » de la société. Et ce, à quoi il aspire sous le nom de communisme, c’est de poursuivre ce développement de la société en le portant plus loin. Ce qu’il va appeler « un nouveau développement à la française ».
Vous voyez qu’ainsi le discours de la mutation ne fait pas que répondre à l’adversaire. Il s’efforce de construire une pensée cohérente :
1) Il attire l’attention sur l’influence du PCF dans la vie de la société et son utilité : quand cette influence est forte, elle produit de bonnes choses pour les forces populaires. Sous-entendu : c’est cette influence trop faible aujourd’hui qui vous joue des sales tours, il faut « rééquilibrer la gauche » mais cette fois avec sa composante communiste. C’est évidemment essentiel.
2) Il refuse l’ancienne mais fameuse formule de Guy Mollet qui a tant marqué l’opinion et qui continue de marquer les socialistes français : « le parti communiste français n’est pas à gauche, il est à l’est. » Il montre au contraire que le communisme français appartient indissolublement au mouvement ouvrier et à la gauche française.
3) Il réhabilite des communistes du passé injustement décriés ou frappés (Paul Nizan, Marcel Prenant,…) et tend la main aux survivants (Maurice Kriegel-Valrimont, Georges Guingoin, etc…)
4) Il a recours aux travaux d’intellectuels communistes qui bien souvent l’ont quitté ou se sont impliqués dans la contestation interne de la direction précédente. Ce n’est pas qu’un geste à portée symbolique de réconciliation, c’est une volonté de montrer que leur pensée intéresse la direction du parti et qu’elle s’en nourrit. Je ne prends qu’un exemple ici : le philosophe Lucien Sève avait montré l’inanité et le danger politique de la distinction (attribuée à Marx par « le marxisme-léninisme » fabriqué par les soviétiques) entre le socialisme et le communisme (c’est-à-dire une pensée par étapes successives, comme nous disions : d’abord la démocratie avancée, puis le socialisme, et enfin le communisme). Vous remarquerez que, tirant la leçon de Lucien, « le socialisme » a disparu dans le livre (ce qui constitue une rupture, une « mutation » en effet, avec tout ce que le parti a dit sur la question jusque là) et que le communisme doit donc être pensé autrement que comme un avenir glorieux mais situé dans un horizon très lointain. L’enjeu, c’est « capitalisme ou communisme ».
Alors – c’est mon deuxième point – j’en viens au capitalisme justement. Là, il y a dans le livre un chapitre particulièrement incisif qui s’intitule : « Capitalisme et civilisation : le divorce ». On y trouve cette analyse classique : le capitalisme peut-il donner du travail à tout le monde, à tous les humains ? Manifestement, non, il suffit de regarder le monde. Mais ce n’est pas un accident, un mauvais moment, une crise ; c’est parce que ce n’est ni son objectif ni sa finalité. Il ne « donne du travail » que si cela lui rapporte du profit. Il est donc incapable de mobiliser l’énergie humaine dans son ensemble. Il y a dans le monde des milliards d’humains qui ne sont ni de la force de travail, ni des consommateurs et qui ne présentent donc aucun intérêt pour lui, qui ne sont à ses yeux que des humains en trop. En plus, il y a le sort qu’il réserve au prolétariat qui est sous sa loi… Vous connaissez et je n’insiste pas. Mais l’analyse proposée ne s’en tient pas à l’économie, elle dénonce même « l’économisme » (la réduction de tout à l’économie, aux forces productives, à la « révolution informationnelle », à la crise, etc.). Elle rappelle par exemple que nous ne sommes pas hostiles au capitalisme seulement à cause de sa crise, mais parce qu’il est le capitalisme. Il y aurait beaucoup à dire sur ce terme de crise, mais enfin entendons par là, le chômage, la précarité, toutes les souffrances qu’il impose aux travailleurs en France et partout dans le monde. Nous les combattons bien entendu. Mais notre raison de fond, c’est une opposition au capitalisme parce que – si j’ose dire : même s’il n’était pas en crise – il est une organisation systématique de l’injustice et de l’inégalité entre les humains, et qu’il livre partout la société au banditisme des appétits privés. Autrement dit, quelles que soient ses vertus marchandes, nous le combattons parce que, pour nous, l’égalité des humains est première et fondamentale.
C’est pourquoi le livre la mutation analyse le capitalisme et l’accuse en termes de civilisation. C’est important parce que vous comprenez bien que quand les hommes du capital (les libéraux) critiquent les horreurs et les crimes du communisme, ce n’est pas pour l’aider à s’améliorer, c’est pour montrer que, de l’autre côté, du côté du capitalisme, on a affaire à un régime raisonnable, modéré et civilisé. C’est cette idée que le livre combat en montrant son caractère violent, brutal, inhumain. Car le capitalisme, c’est une oligarchie qui décide de ce que doit être la société et qui est plus restreinte en nombre que ne l’était la noblesse au 18ème siècle. Et cela va se poursuivre et s’aggraver puisque le mouvement du capital c’est de s’accumuler en se concentrant en de moins en moins de mains. Et derrière ces inégalités béantes, il y a la propriété privée des biens organisant la production et la circulation des richesses qui est l’autre face de la dépossession du plus grand nombre (Quand il y a une poignée de possédants, cela veut dire qu’il y a beaucoup de dépossédés !). Autrement dit : le capitalisme, ce n’est ni modéré, ni raisonnable. C’est une véritable pathologie qui conduit à une confiscation privée et ultra-minoritaire des richesses et à ce qu’une partie de l’humanité qui n’a pas grand-chose a peur de l’autre partie qui elle n’a rien. Oui, le capitalisme c’est bien un divorce d’avec la civilisation et c’est une pathologie qui ne durera pas, qui ne peut pas durer.
Je voudrais encore faire une autre remarque sur cette façon qu’a la pensée de la mutation de présenter frontalement l’opposition du capitalisme et du communisme en termes de civilisation, d’émancipation, de réappropriation par la société de ses conditions d’existence qui sont aujourd’hui accaparées et retournées contre elle. C’est-à-dire une analyse menée en termes d’ « aliénation », comme dit Marx, et pas seulement en termes économiques d’ « exploitation » (qui a l’inconvénient de considérer que ce qui met en mouvement les êtres humains se réduit au choc de leurs intérêts privés). Lorsque Robert Hue écrit, en 1995, l’URSS et le camp du « socialisme réel » ont disparu. Cela change beaucoup de choses. Pas seulement chez nos ennemis qui redressent la tête et claironnent, comme ils l’ont toujours fait, que la voie capitaliste est la seule possible pour les sociétés humaines. Cette fois, proclament-ils, ce n’est pas seulement « leurs idées », c’est l’expérience de l’histoire (autrement dit : les faits) qui prouve que tout autre chemin mène à l’impasse, à la dictature et au crime. En 1992 – un an seulement après la chute de l’URSS – paraît un livre de Francis Fukuyama, universitaire et ancien conseiller au Département d’Etat américain, qui va devenir un best-seller mondial. Il s’intitule La fin de l’histoire et le dernier homme. Rien que ça ! Il y affirme non pas que l’histoire est terminée – il va y avoir encore des jours et des nuits – mais qu’elle a atteint son accomplissement avec l’économie de marché et la démocratie représentative (c’est-à-dire ce que nous appelions déjà à l’époque « l’Occident »). Il y dépeint ce qu’il appelle « le dernier homme », c’est-à-dire une société d’ « hommes libres et inégaux ». Naturellement, on peut sourire aujourd’hui de cette arrogance, mais vous imaginez les choux gras qu’on va faire de ce bouquin à l’époque. Surtout si l’on y ajoute Le livre noir du communisme qui va paraître en France un peu plus tard en 1997 (j’y reviendrai). Là on compte les morts par dizaines de millions. Tout cela va servir non pas seulement à évoquer le passé, mais surtout à boucher l’avenir, à interdire de penser toute idée d’un avenir qui ne soit pas la répétition de l’ordre du monde tel qu’il va. Autrement dit : ce n’est pas seulement : le communisme a disparu dans la réalité, c’est : il doit disparaître comme possibilité dans les têtes. Ou si vous voulez, c’est une victoire qui n’est pas seulement objective (l’URSS s’est effondrée réellement) mais subjective : n’espérez rien d’autre, tenez-vous en à célébrer le présent (c’est-à-dire le capitalisme) si vous l’aimez ; vous pouvez aussi le critiquer et chercher à l’améliorer en bricolant à la marge si vous ne l’aimez pas, mais vous ne pouvez que rester dans ses limites, il n’y a rien d’autre. Autrement dit, ce que nous appelons, nous, « le capitalisme » - et qui est une forme d’organisation de la production et de la société apparue dans l’histoire – va redevenir ce qu’il était pour les libéraux du 18ème siècle qui ont présidé à son installation en inventant l’économie politique, à savoir l’état naturel de la société. « Naturel comme la marée » dira bientôt Alain Minc. Naturel, c’est-à-dire nécessaire, absolu, hors du temps, hors d’atteinte de l’action des hommes, rien d’autre que lui. Vous pouvez donc effacer de vos têtes le mot « capitalisme » et le remplacer désormais par « les impératifs de l’économie moderne », les « lois du marché », « la concurrence internationale ». En d’autres termes, on nous dit : vous croyiez que l’histoire avait montré qu’il y a deux voies pour l’humanité et pour la politique depuis qu’elle existe : la première, celle de la recherche de la justice, de l’égalité, d’une humanité réconciliée avec elle-même, autrement dit de ce qui existait déjà comme idée bien avant de s’appeler communisme au 19ème siècle, et la seconde, celle qui abandonne l’humanité au jeu violent de la concurrence et du conflit meurtrier des intérêts. Mais – comme nous les libéraux nous l’avons toujours dit – en réalité il n’y en a qu’une, une seule voie : le capitalisme, c’est la nature.
Alors tout cela, en 1995, commence à peser sur les esprits, à entrer dans les têtes, à avoir des effets au sein des forces politiques. Robert Hue le sent et explique dans son livre que cela nous donne des responsabilités politiques nouvelles. Car si on prend le recul de l’histoire, si l’on remonte à la Libération et aux décennies qui suivent, on peut dire que pour le parti, l’avenir, le communisme, c’était l’URSS. C’était la victoire de Stalingrad et le rôle déterminant de l’armée rouge dans l’écrasement du nazisme (en 1949, à Paris, l’ancêtre de l’IFOP mesure que pour 77% des parisiens la victoire sur Hitler est due à l’URSS). C’était Gagarine et les cosmonautes, qui faisaient rêver. C’était le camp de la paix (et, pour le moment, de la coexistence pacifique). C’était la carte du monde où – je m’en souviens – on colorait en rouge les pays qui passaient les uns après les autres sous direction « marxiste-léniniste » en Asie, en Afrique, etc. Du coup, en France, notre combat était surtout défensif : il était contre, il était anticapitaliste pour accélérer sa crise et sa déconfiture. Le pour, c’était là-bas, le contre c’était ici et pour rejoindre le camp de ceux de là-bas ; et tout cela pour des générations de communistes. Pour le dire en termes philosophiques : le négatif (contre le capitalisme) accouchait du positif (le changement de la société, le communisme). Or, avance le livre La mutation, ce n’est plus vrai dans la situation où nous sommes désormais. L’URSS a disparu et le capitalisme dominant, désormais seul en piste, sème l’idée qu’il n’y a rien d’autre à espérer. Autrement dit, le négatif a perdu sa vertu accoucheuse du positif, critiquer le capitalisme ne suffit plus, il faut surtout faire renaître et revivre l’idée d’une autre voie d’avenir possible ; une autre voie dans laquelle inscrire nos espérances et que pour notre part nous appelons communisme, puisque c’est ainsi que l’histoire l’a appelé dans notre pays depuis des siècles. Il faut donc changer – faire « muter » - notre pensée et notre action. C’est lorsque nous arriverons à faire revivre une idée, à donner consistance à une espérance et à une visée d’avenir, que nous pourrons orienter les luttes défensives contre le capital et leur donner de la vigueur. Souvenons-nous ici de ce que disait Clémenceau à propos de Jean Jaurès : « On reconnait un discours de Jaurès au fait que tous les verbes sont au futur. »
Après le communisme et le capitalisme, je voudrais dire un mot sur la mutation de pensée qui est proposée par le livre à propos du mouvement populaire et de la vie politique, c’est-à-dire du rapport de force entre partis au sein de ce qui depuis la Révolution française s’appelle « la gauche ». Et je partirai là pour simplifier de deux formules qui ne sont pas dans le livre, mais qui résument tout à fait son esprit. La première est le constat que fait Jean-Jacques Rousseau au 18ème siècle sur des millénaires de vie sociale : « les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir. » La seconde est la conséquence que tirent un siècle plus tard les possédants et les puissants de ce constat amer. Cette fois, c’est Maurice Barrès qui le dit pour eux : « la première condition de la paix sociale est que les pauvres aient le sentiment de leur impuissance. » La question, pour nous, est bien évidemment à l’opposé : comment sortir de cet affect, de ce sentiment d’impuissance, ou encore – cette fois au positif – comment faire pour que la société ait l’envie, le désir – et le sentiment de puissance qui l’accompagne – de se réapproprier l’ensemble des leviers de son existence, à commencer par le travail où elle passe l’essentiel de son temps de vie éveillée ? C’est bien ça le moteur du communisme tel que je viens d’en parler. Ou encore : comment faire pour sortir du dispositif que les institutions mettent dans les têtes et dans les habitudes, à savoir la distinction entre le moment électoral (et éventuellement l’enthousiasme qui l’accompagne un soir de victoire : « on a gagné ! ») et le long temps du « rentrez chez vous » qui le suit, car « il va de soi » (dans notre société) que la politique est une affaire de professionnels, qu’elle est la propriété privée des hommes de pouvoir, des hommes d’Etat, de la classe politique qui va désormais vous « représenter ». En somme, comment en finir avec ce « il va de soi », comment faire pour réinventer la politique, pour qu’elle devienne une activité permanente de pensée, de discussion, d’action. Comment faire pour que ce qu’on arrive à pratiquer grosso modo au niveau d’une entreprise, d’un quartier, d’une ville puisse se prolonger et toucher aux questions de société et aux affaires de l’Etat, afin qu’à ce niveau essentiel puisse naître et se conforter un sentiment de puissance populaire. C’est cette mutation dans la façon de faire de la politique qui est proposée aux communistes : inventer dans l’action un rôle nouveau et une permanence pour l’intervention populaire. Et pour cela se redéployer largement sur le terrain, renouer avec ce que l’on a longtemps appelé « le travail de masse », prendre la politique à bras le corps pour se l’approprier en l’arrachant des mains de ceux qui entendent s’en réserver l’exclusivité.
Or, nous sommes en 1995, au lendemain de l’échec du programme commun, et on a souvent confondu la mutation que je viens de rappeler avec la critique que nous avions faite sous l’ère Marchais de la démarche qui avait conduit à sa signature, une politique réduite aux accords « en haut » entre états majors. Une formule la résumait : « il faut partir de ce qu’il y a dans la tête des gens ». En somme, après le « parti guide », il fallait être le « parti écouteur » et nous disions : « nous sommes les porte-parole de vos colères ». Alors je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, bien entendu. Mais avec la colère, nous sommes dans le négatif (on est en colère contre) et cela ne suffit pas. Et prenons un exemple : imaginons quelqu’un qui pense que le capitalisme est « naturel », qu’il y a les lois de l’économie moderne et qu’on n’y peut rien (et vous admettrez avec moi qu’il y en a beaucoup). Cette même personne entend qu’on lui parle tous les jours de « mondialisation », alors que c’est un mot nouveau qu’elle n’entendait guère avant 1995. Qu’est-ce qu’elle aura dans la tête ? Que c’était mieux avant, qu’il faut revenir aux frontières, à la nation, au « nous chez nous, et les immigrés chez eux », etc… Elle sera en colère contre la mondialisation, pas contre le capitalisme puisque dans sa tête il n’existe pas (ou n’existe plus) ! Vous le voyez, pour le dire brutalement : en 1995, en filigrane dans le livre La mutation, il y a l’idée que si nous ne produisons pas les hommes du communisme, nous aurons les hommes du Front national ! Alors « partir de ce qu’il y a dans la tête des gens », oui bien sûr, d’ailleurs comment faire autrement ? Mais en partir pour le transformer. Pas par un discours savant asséné de l’extérieur, pas par un parti-guide, mais par leur propre mise en mouvement, et par ce qui peut naître dans cette mise en mouvement, c’est-à-dire la confiance dans sa puissance grandissante, dans la réflexion commune, dans la permanence qui peut se construire, par l’horizon positif qui peut y grandir, etc. Si c’est cela la mutation dans notre activité, alors nous sommes loin de la seule colère, vous en conviendrez, et c’est évidemment un travail de longue haleine et de forte persévérance qui est proposé.
Alors, j’en viens à présent aux rapports de forces politiques et à la gauche. Plus que jamais, remettons-nous dans le contexte de ces années 1995-2002 pour retracer la conjoncture d’alors, telle qu’elle se présente à un communiste comme moi par exemple (je veux dire de mon âge). Je vais essayer de résumer le dossier en cinq points.
1) Il y a le poids de l’histoire : le clivage gauche-droite est installé dans le paysage politique depuis des siècles. Or si on prend le recul de l’histoire (disons : depuis l’établissement solide de la République en France, vers les années 1880), on constate que la France a été gouvernée le plus longtemps par la droite. J’entends encore Madeleine Vincent me dire : « tu sais, il faut bien en tenir compte même si cela ne nous fait pas plaisir : la France est plutôt historiquement un pays de droite ». Elle a parfois été gouvernée par la gauche, mais pas souvent et assez brièvement : 1936, mais 1938 ; 1945, mais 1947 ; 1981, mais 1983. Et à chaque fois, elle l’a été par une gauche unie et rassemblée, parfois avec l’appoint du centre.
2) Il y a aussi le poids sur la société et l’opinion des institutions de la Cinquième République pour lesquelles, au-delà des partis, il y a et il ne peut y avoir qu’une majorité et une opposition. Donc, il faut proposer une gauche et donc une gauche unie. C’est ce que confirme le rapport de forces : tant que nous proposions une gauche unie et que le PS la refusait (dans les années 1960-1970), notre influence montait. Nous l’avons payé quand l’opinion nous a tenus pour responsables de la rupture en 1978. Et depuis nous continuons de chuter et il s’installe durablement un recul constant de notre influence. Autrement dit : puisqu’il doit y avoir une gauche, cela bénéficie grandement au seul PS. C’est lui tout seul qui tend de plus en plus à incarner la gauche. C’est précisément ce qu’il s’agit d’interrompre et de redresser.
3) Il y a les élections nationales, mais il y a aussi les différents échelons des élections locales. Or nous pouvons être dans une opposition virulente nationale au PS et unis avec lui au plan local. Nous pouvons être opposés toute l’année et réunis en deux jours de discussion pour un scrutin qui se présente et un soir d’élection ! d’où ce que la presse a appelé « une ligne en zig-zag », une ligne politique qui désoriente l’opinion.
4) Il y a le poids de l’histoire du parti. Nous savons tous depuis le début que le PS n’est pas fiable, puisque nous sommes nés d’une rupture avec lui au Congrès de Tours en 1920. Nous savons qu’un mois après l’assassinat de Jaurès, il y a des socialistes au gouvernement « d’union sacrée » qui va déclencher la boucherie de la première guerre mondiale. Nous savons qu’en 1956, le socialiste Guy Mollet se fait élire pour établir la Paix en Algérie et qu’il y déclenche la guerre et la torture. Nous savons que Mitterrand se fait élire en 1981 pour « changer la vie » et qu’en 1983, il opère le tournant de la rigueur. Bref, la liste des contentieux est longue et parler d’union avec lui au plan national déclenche dans le parti des passions contraires (l’union, on sait qu’on ne peut pas faire autrement et en même temps on n’en a pas envie !).
5) Il y a aussi l’histoire du PS. Il a la certitude historique depuis 1920 d’avoir gardé « la vieille maison » du socialisme et d’être le représentant en titre légitime du mouvement ouvrier, nous ne serions, nous qu’une excroissance située « à l’est » (je l’ai dit). Avec Mitterrand, le ton change : on nous embrasse, on reprend nos mots (lutte des classes, « front de classe », etc..) mais c’est pour un baiser Lamourette, un baiser pour la galerie et pour nous faire la peau. Et de fait il nous déborde – et de plus en plus – dans le rapport de forces. Il veut rassembler la gauche mais « autour de lui » et il est entendu – c’est la formule de Mitterrand – que « la gauche parle d’une seule voix ». (Ce qui, entre parenthèses, montre l’importance d’avoir réussi à faire admettre par Jospin en 1997 – je le dis au passage avant d’y arriver – la notion de « gauche plurielle », de gauche parlant avec plusieurs voix).
Voilà donc, me semble-t-il, les cinq points à considérer pour déterminer la stratégie qui va être celle de la mutation en 1995. On peut résumer en disant : ne rien oublier de tout cela qui est très vrai, mais tenter de le dépasser dans la vie en écrivant une page ferme, mais pacifiée, de nos relations avec le PS. Et cela : A/ puisque nous ne pouvons pas être aveugle aux réalités et au rapport de force existant entre eux et nous (on ne peut pas penser avoir la majorité tout seuls et incarner la gauche à nous seuls). B/ Puisque nous avons décidé de jouer le jeu des institutions (que nous n’avons pas choisies, que nous voulons changer, mais qui existent) ; C/ puisque nous sommes pour une voie démocratique (qui ne se réduit pas aux élections – je l’ai montré – mais qui les inclut) ; D/ puisque nous ne voulons plus de politique en zig-zag (donc en se réclamant toujours de l’union). Bref, il s’agit de disputer le leadership au PS en faisant preuve d’originalité, de nouveauté, d’efficacité, en faisant monter jusqu’au niveau de l’Etat ce que nous réussissons à faire au niveau local avec le PS, en se préparant à investir l’Etat par une volonté déterminée et évidente aux yeux de tous de participer sans réticence au gouvernement quand l’occasion se présentera. Et dans ces conditions, il convient de disputer tous les terrains au PS, sans lui faire le cadeau de le laisser apparaître comme le seul représentant de la gauche. Autrement dit : il faut refuser ce que proposaient certains camarades contestataires à l’époque, à savoir notre engagement dans la construction d’un pôle de radicalité à la gauche du PS. Car cela lui libèrerait tout l’espace de la politique de la gauche, cela le rejetterait vers le centre et cela nous marginaliserait irrémédiablement aux yeux d’un électorat de gauche profondément unitaire.
Voilà je crois où nous en étions en 1995-2000. Vous le voyez, j’ai tenu à insister sur ce qui, sous le nom exigeant de « mutation », est proposé au Parti. Deux congrès le confirmeront : le 29ème tenu en décembre 1996 à Paris-La Défense, le 30ème en mars 2000 tenu à Martigues. Autrement dit, c’est une pensée, un projet intellectuel qui implique un regard nouveau sur l’histoire et les stratégies du parti, sur le monde et la société française, et qui naturellement a des implications pratiques dans notre activité. Autrement dit : la mutation ce n’est pas un gadget bâclé à la va-vite, ni une simple affaire de communication pour la direction, ni une chute dans « le strass et les paillettes » comme certains vont le dire bientôt. N’oublions pas que Robert Hue en quatre ans va publier trois livres – une abondance qui est rare pour un dirigeant politique communiste - : Communisme, La mutation (en 1995), Il faut qu’on se parle (en 1997) qui est à destination de la jeunesse (preuve que c’est là qu’il faut rétablir des ponts coupés), Communisme, un nouveau projet (en 1999) où il remet le couvert pour dire, alors que la gauche est au gouvernement et que des communistes sont ministres : « Non ! La mutation, ce n’est pas l’appétit du pouvoir, ce n’est pas la volonté d’aller coûte que coûte au gouvernement ». C’est bien autre chose. Il n’est qu’à voir les titres de ces livres pour s’en convaincre.
Alors je ne suis pas historien et je ne vais pas faire le récit des aventures politiques de ces années-là. Mais je voudrais, pour terminer, examiner deux épisodes marquants : la participation des communistes au gouvernement de 1997 à 2002, la campagne pour l’élection européenne de juin 1999. Vous me permettrez d’y joindre quelques souvenirs personnels.
En avril 1997, Chirac, qui pense pouvoir conforter sa majorité de droite, dissout l’Assemblée nationale. C’est un coup de poker et une surprise générale. Le PS, qui se souvient du fiasco des années Mitterrand – Jospin se déclarant favorable à un « droit d’inventaire » sur cette période – finit par accepter que la gauche se présente unie aux élections sous l’étiquette de « gauche plurielle ». Et c’est la victoire. Dans cet élan le parti parvient à enrayer sa chute quasi ininterrompue depuis 1981 : il est loin derrière le PS (255 députés), mais dispose de 35 députés. Jospin, qui avait écrit peu avant qu’il avait toutes les raisons d’estimer que le déclin du PC allait se poursuivre, pense d’ailleurs que nous n’allons pas participer au gouvernement, surtout dans une situation difficile de cohabitation avec la droite (puisque Chirac reste président). Dans un rapport de forces très défavorable, nous décidons – après consultation des communistes – d’y aller. Deux ministres PC (Jean-Claude Gayssot, Marie-George Buffet) et une secrétaire d’Etat (Michèle Demessine). Là-dessus arrive la publication du Livre noir du communisme et la droite qui attaque à l’Assemblée : Comment, dit-elle à Jospin, pouvez-vous gouverner avec des ministres communistes complices de tant de crimes ? Et c’est la fameuse réponse du premier ministre : « Le communisme français n’a jamais porté la main sur les libertés. Il a tiré les leçons de son histoire. Il est représenté dans mon gouvernement et j’en suis fier ». Le problème n’est évidemment pas celui de la sincérité du propos, l’important est que ce soit dit officiellement par un dirigeant socialiste et que ce soit une reconnaissance en rupture avec tout ce que le PS avait dit jusqu’alors sur le sujet. On sait que, sur son lit de mort, Georges Marchais confiera à Jean-Claude Gayssot qu’il avait lui-même tant attendu de tels mots et que Mitterrand n’avait jamais permis qu’un tel hommage nous soit rendu. Evidemment, quand Jospin dit que le parti a tiré les leçons de son histoire, il ne peut pas ne pas penser aux chapitres sur le sujet du livre La mutation.
Alors je ne vais pas reprendre ici en détail la question du bilan des ministres communistes, mais plutôt m’interroger sur le regard que les communistes vont porter sur l’action de nos ministres. Personne ne conteste les aspects lumineux de leurs ministères : « le sport et l’argent », « le sport et la drogue » pour Marie-George, la loi SRU (Solidarité et Renouvellement Urbain) dont on parle toujours, les 41000 embauches à la SNCF pour Jean-Claude, etc. Mais il y a ce que l’on va trouver négatif : des renoncements, des reculs, des abandons, des mauvais compromis, etc. Ce n’est d’ailleurs pas une surprise : on a connu ça en 1981-1984 et même en 1945-1947. En somme, la question posée est : la participation des communistes à un gouvernement doit-elle rester pour le parti un état d’exception ? Ou bien faut-il s’y préparer sérieusement et en permanence puisqu’on a choisi de ne pas revenir aux barricades et à la violence des événements révolutionnaires de notre histoire ? Je l’ai dit : ce n’est pas la seule, loin de là, mais c’est aussi cette question que pose La mutation.
Permettez-moi ici d’évoquer quelques souvenirs personnels de ces années que je vais confier ici pour la première fois, pour évoquer l’état d’esprit du parti. Je songe par exemple à ces séances du Bureau national où j’avais été élu, qui se poursuivaient chaque semaine sans changement notable d’attitude. C’est là que je suis intervenu pour dire à peu près : « nous sommes au gouvernement, dans la majorité, cela change quand même beaucoup de choses dans nos rapports avec l’appareil d’Etat, avec toute l’administration, avec les ministères (y compris ceux de nos alliés socialistes), avec les organismes de recherche publique ; sortons de notre enfermement à Fabien et dans nos fédés. Chaque semaine au conseil des ministres, on nomme des hauts fonctionnaires. Réclamons notre part. Travaillons à investir l’Etat si peu que ce soit, etc. » On m’a approuvé mais je ne crois pas que grand-chose ait bougé. J’entends encore Jean-Claude Gayssot (dont j’avais rejoint le cabinet au ministère) déclarer à Chevènement : « nomme-moi des préfets communistes » et le ministre de l’intérieur répondre : « donne-moi des noms et ils sont nommés ». Mais justement il fallait avoir des noms, des diplômes et des compétences… Jean-Claude avait à ses côtés un conseiller (communiste ou ex-communiste) qui venait du Conseil d’Etat, et il me disait : « ce conseiller est très bon pour m’expliquer tout ce qui ne va pas en Europe, pour dénoncer tous les pièges qui me sont tendus, mais pas pour me faire des propositions positives me permettant d’avancer un pion afin de déjouer un piège. Or c’est mon tour d’être le président du Conseil européen des ministres des transports. Tu ne veux quand même pas que j’aille à Bruxelles pour leur faire un topo leur expliquant pourquoi la construction européenne est détestable ! » J’entends encore nos coups de téléphone du cabinet à l’Humanité : « vous avez passé ce matin l’article d’un responsable syndical (et souvent communiste) dans une entreprise de transport qui nous dégomme injustement. Demain, il faudra publier une interview du ministre pour rectifier le tir. » Ou bien encore : Jean-Claude était d’accord pour tenir à Fabien une réunion pour s’informer et discuter avec la direction du parti, lui et tous les membres de son cabinet : cela aurait dû être une pratique courante, mais c’était une première. La réunion se tient. Nous avons eu droit aux accusations d’un véritable tribunal populaire de la section économique du parti. Je vois encore les membres du cabinet – certains les yeux mouillés – sortir de là, tête basse, en ayant le sentiment qu’on les prenait pour des traîtres. Une telle réunion sera la première et… la dernière ! Bref, désorientation et choc des cultures ! Pourtant quand le ministre était reçu à Cuba, au Vietnam, nous étions accueillis comme des frères, des membres du « grand Parti communiste français ». Dans le pays, nous avions instauré à côté des rencontres officielles, des réunions avec les communistes dans les fédés et nous étions bien accueillis,… Nous avions noué des relations chaleureuses avec des directions syndicales « amies » qui étaient reçues comme chez elles au ministère ; avec des élus communistes de villes pour qui on faisait avancer des dossiers aussi loin qu’on pouvait… Mais, le temps passant, on sentait les oppositions monter et, au sein du comité national, une contestation s’affirmer au nom des impatiences très réelles de l’opinion. Bref, nous étions accusés de perdre notre âme, nous étions confondus avec tout le gouvernement, donc avec le PS, … Alors l’utilité du parti communiste en son sein, tout le monde s’en tapait !…
Là-dessus arrive juin 1999, les élections européennes avec la formation de la liste « Bouge l’Europe ». Elle est conduite par Robert Hue et on se propose de faire du « dégagisme » avant l’heure. Nous constituons une liste à double parité : autant de femmes que d’hommes (nous sommes la seule liste à l’établir), autant de membres du parti que de membres non communistes de « la société civile ». Une liste métissée : black-blanc-beur comme on disait après la victoire de l’équipe de France au mondial de football en 1998. On y trouve Geneviève Fraisse (philosophe féministe), Philippe Herzog (communiste alors en dissidence), l’ancien patron des enseignants de la FSU, Michel Deschamps, l’ex-président de SOS racisme Fodé Sylla, l’homme de théâtre Stanislas Nordey, des militants d’associations, de mouvements gays et lesbiens, des personnalités très connues et très respectées : Maurice Kriegel-Valrimont, Roland Castro, Jean Ferrat (candidat pour la première fois à ce niveau)… Or, au lieu de se féliciter de cette ouverture à la société telle qu’elle est devenue dans ces années-là, des camarades vont dire : tout cela, c’est du strass et des paillettes, autrement dit de l’esbroufe sans consistance, du parisianisme, un coup de communication pour les médias, voire même : c’est l’oubli de la « classe ouvrière ». Pourtant, tout ce monde se réunit sur une idée : être « euro-constructifs » : c’est-à-dire être d’abord positifs sur l’Europe que nous voulons, pour pouvoir ensuite être davantage critique sur l’Europe actuelle dont nous ne voulons plus. Si j’ose dire, pour être bref : c’était trop demander d’un coup au parti de ces années-là (qui était resté en son fond, fidèle à son histoire et à sa culture d’hostilité à l’Europe). Et c’était trop demander à l’opinion, qui, désorientée, ne suit pas. Le résultat est décevant : 6,78%. Officiellement, il y aura bien ensuite le congrès de Martigues en 2000 et la proclamation de la poursuite de la mutation, mais enfin, on sent que le ressort est brisé, que l’opposition est forte et que l’équipée de la mutation est terminée. L’élection présidentielle de 2002, catastrophique pour la gauche, où Le Pen arrive au second tour, avec un score sans appel de Robert Hue à 3,37%, ferme définitivement le ban. Dix petites années sont closes.
Alors je conclus. Les échecs sont intéressants quand on peut en tirer des leçons pour l’avenir. La mutation a-t-elle échoué parce qu’elle était dès le départ une erreur stratégique, un abandon que le parti a flairé et qu’il va bientôt critiquer, avant de l’abandonner ? Ou bien a-t-elle échoué parce qu’elle était juste et nécessaire mais inappropriée et trop brutale pour le parti de ces années-là ? Devra-t-elle avoir des suites ou bien tomber dans l’oubli ? C’est un beau sujet de réflexion pour une université d’été d’un parti de nouvelle génération. Pour ma part, je dis comme Aragon - c’est un vers qu’on trouve dans Les Yeux et la mémoire que j’aime beaucoup - : « On boit dans le verre qu’on a ».
Bernard Vasseur a prononcé cette intervention à la demande du PCF, lors de son université d’été, tenue en août 2017 à Angers.