Née le 31 mai 1916, Rolande Trempé est historienne, spécialiste des mineurs et des luttes sociales et membre de la Société des études jaurésiennes. Élevée par ses grands-parents ouvriers agricoles, l’ancienne résistante conserve un tempérament à toutes épreuves. Pierre Chaillan.
L’année 2014 marque le centenaire de l’assassinat de Jean Jaurès. Vous dites que l’on connaît bien son rôle de combattant pour la paix mais que l’on méconnaît souvent son action pour la justice sociale et le droit des travailleurs ?
Toute sa vie, Jean Jaurès est resté fidèle aux mineurs. Lorsqu’il a été battu en 1898, il a refusé la proposition d’être élu à Paris. J’ai du respect et de l’estime pour Jaurès, seul homme politique pour lequel j’ai une admiration totale. D’une intégrité parfaite, il était le désintéressement incarné. Il faut relire Notre but, son premier éditorial de l’Humanité, dans lequel il dit tout. Pour ma part, je veux souligner le rôle d’arbitrage qu’il a joué, notamment à deux reprises, lors de la grève des traminots de Toulouse en 1891, puis lors de celle des mineurs de la Loire. Il concevait ce rôle comme un rapport de forces entre les ouvriers et l’appareil institutionnel et juridique. Un autre des points centraux de la pensée de Jaurès réside dans sa conception de la propriété sociale. Il a ainsi fait voter la fameuse loi sur la nationalisation des mines, reprise par la suite. Il estimait que, dans la nationalisation, contrairement à une étatisation, il fallait donner un rôle très important aux ouvriers. Jaurès est contre la guerre, car il est opposé, ici, à l utilisation de la violence. Dans son éditorial du 18 avril 1904, il écrit : « De nations à nations, c est un régime barbare de défiance, de ruse, de haine, de violence qui prévaut encore. Même quand elles semblent à l état de paix, elles portent la trace des guerres d hier, l’inquiétude des guerres de demain (…). Le sublime effort du prolétariat international, c est de réconcilier tous les peuples par l universelle justice sociale. Alors (…) il y aura une humanité réfléchissant à son unité supérieure dans la diversité vivante des nations amies et libres. Vers ce grand but d humanité, c’est par des moyens d humanité aussi que va le socialisme. À mesure que se développent chez les peuples et les individus la démocratie et la raison, l’histoire est dissipée de recourir à la violence. »
Vos travaux sur les mineurs ont ouvert la voie à l’histoire sociale. Comment avez-vous initié cette démarche universitaire ?
En poste de formatrice en histoire-géographie, j’en ai eu assez de faire de la pédagogie. Je me suis inscrite à la faculté. J’avais l’intention de présenter une thèse sur Jaurès. Le doyen Godechot m’a indiqué : « Jaurès, c est le Tarn. » C’est alors qu’en consultant le fonds d archives j’ai mesuré qu’il y avait une somme de documents en accès libre sur les mineurs de Carmaux. J’ai alors décidé de travailler sur les mineurs et j’ai abandonné Jaurès comme sujet. Mais bien sûr en travaillant sur les mineurs à Carmaux, j’ai retrouvé Jaurès. J’ai été la première à soutenir une thèse à la fin des années 1960 sur les mineurs.
Ce parti pris est-il lié à vos origines ouvrières ?
J’ai été élevée à la campagne par mes grands-parents. Je suis née en Seine-et-Marne. Mon grand-père était ouvrier agricole. Comme j’étais pupille de la nation, j’ai reçu des bourses qui m’ont permis de poursuivre mes études. Je suis restée attachée à la terre. J’ai eu de nombreuses activités militantes car je me suis toujours projetée vers l’avenir.
Est-ce ce sens de « se projeter vers l’avenir » qui vous a conduite à résister à l’occupant ?
Nommée professeur en septembre 1939 à Charleville-Mézières, je me suis retrouvée parmi tous les évacués d office de cette zone 1 dite « interdite ». Dans les Ardennes après 1870 et 1914, résister à l ’occupant allemand allait de soi. Pour ma part, je devais rejoindre la Vendée mais je n y suis jamais allée ! Je me suis arrêtée chez des amis près de Nantes. C est là que, pour la première fois, j’ai vu défiler au clair de lune l’armée allemande. Il était deux heures du matin. C’était impressionnant. Cette armée n’avait pas encore subi de défaite. Pour moi, l’invasion représentait deux choses : le souvenir de mon père dont on n a jamais retrouvé le corps qui avait fait la guerre de 1914 en héros (hélas !) et que je n’ai jamais connu, et ensuite, la perte de la liberté. Il n’était pas possible d accepter l’occupation, synonyme de cette double perte. C’est ce jour-là que je suis devenue résistante, en pensée seulement, puisque j étais loin de chez moi et que la Résistance n était pas encore organisée. En 1942, j’ai enfin pu rejoindre mon poste dans les Ardennes. C’est là que j’ai été mise en contact avec la Résistance, d’abord par le secrétaire ardennais de l’inspection académique, puis par un camarade de Lille, mineur de fond. César était son nom de résistance. Nous étions organisés localement au sein des FTP. J ai adhéré au Parti communiste. Dans la clandestinité et à la demande du Parti communiste, j’ai créé l’Union des femmes françaises (UFF) [1] dans les Ardennes, devenue par la suite une organisation très importante. J’étais une jeune militante, un peu novice même si j’ai été élevée par ma grand-mère très anticléricale. Finalement, j’ai été très active mais je n’ai jamais participé à la lutte armée. À la Libération, j’appartenais à la fois au bureau fédéral du PCF des Ardennes et j’étais aussi dirigeante de l’UFF. Je n’avais pas d’ambition politique. Comme j’étais très ami avec un militant accusé de trotskisme, le bureau fédéral m’a sommé d’affirmer que je n’étais pas trotskiste. Toute historienne que j’étais, je ne savais même pas ce que cela voulait dire ! J’ai simplement refusé de condamner un ami personnel. Je me suis alors retrouvée en conflit avec la direction locale du PCF. J’ai été à demi exclue, sanctionnée : il fallait que je fasse mon autocritique, ce que j’ai refusé. Les camarades très disciplinés refusaient de me saluer dans la rue. C’était devenu intenable. J’ai donc décidé de quitter les Ardennes. J’ai passé le concours interne pour changer de poste. J’ai été nommée à Toulouse dans un poste d’enseignant formateur…
Entretien réalisé par Pierre Chaillan pour L’Humanité
Rolande Trempé a enseigné à l’université de Toulouse-le Mirail. Après avoir consacré sa thèse aux mineurs de Carmaux entre 1848 à 1914 (Éditions ouvrières), elle est l’auteure des Trois Batailles du charbon (Maspero) et d’un ouvrage sur les Bourses du travail (Scandéditions).
[1] Orgnaisation devenue ensuite Femmes Solidaires