Les manuels d’histoire religieuse nous enseignent que le Sanctuaire d’Abraham, dit également Tombeaux des Patriarches, à Hébron, en Cisjordanie, est considéré comme un lieu saint par les trois grands monothéismes, ce qui entraîne les tensions que l’on imagine entre l’islam et le judaïsme. Force est de reconnaître cependant que, des trois groupes de fidèles de ces religions, seul les fondamentalistes juifs s’expriment en termes d’exclusion. Et d’abomination. Le 25 février 1994, il avait été le lieu d’un massacre épouvantable, un colon israélien extrémiste, Baruch Goldstein, y ayant ouvert le feu sur les fidèles musulmans en pleine prière, faisant 29 morts, dont 7 enfants, et 250 blessés.
Cet édifice ancien domine la ville, au cœur d’une Cisjordanie déchirée aujourd’hui encore entre une Autorité palestinienne acculée à la défensive et une armée d’occupation israélienne surpuissante.
La simple déambulation dans les rues de cette ville amène une montée progressive et irrépressible de l’angoisse. La vieille ville, avec ses rues animées caractéristiques de tout l’Orient, a vu en son cœur même apparaître une colonie urbaine, un bloc d’immeubles, comme une excroissance – quelques centaines de colons protégés par autant de soldats, à l’intérieur d’un mur semé de tours de guet et percé de quelques check-points. Ailleurs, dans la ville, côté israélien, on peut croiser d’autres militaires, nombreux, en armes, arpentant des rues désertes, semées de magasins vidés, rideaux fermés, d’immeubles aux vitres brisées, aux murs affaissés, alternant çà et là avec quelques maisons délabrées, préservées de la fermeture par la « bienveillance » des occupants et habitées par quelques familles palestiniennes.
Nous étions une vingtaine de Français, attachés contre vents et marées au tourisme solidaire, ce 23 octobre, à arpenter cette ville sinistrée, puis à nous diriger vers la partie musulmane du Sanctuaire d’Abraham. Le seuil franchi, nous avions commencé à ôter nos chaussures, avant de pénétrer dans le cœur des lieux. Soudain arriva, en trombe, un officier israélien, barbe poivre et sel, œil perçant, larges épaules, mitraillette au poing, sorte de sous-Bigeard sioniste. Un Palestinien alla au devant de lui, lui expliquant qu’il était là dans une enceinte religieuse, qu’une détention d’armes y était indécente. Il n’obtint pour toute réponse qu’un arrogant : « Ici, c’est Israël ». L’officier s’adressa ensuite, sur un ton ouvertement menaçant, à ceux d’entre nous qui avaient un appareil photo : « Pas de photos ! » (il n’avait d’ailleurs pas compté avec l’habileté de ceux qui savent manier un téléphone portable : certains d’entre nous ont gardé des preuves…). Alors que nous protestions contre sa présence, il nous lança, sur le même ton : « Allez donc écouter ces mensonges » (formule répétée trois fois : « lies, lies, lies »), cette aimable apostrophe désignant les mots prononcés à l’intérieur d’une mosquée sainte.
Mais le pire arrivait. Ce provocateur fut ensuite suivi d’une bonne trentaine de soldats, hommes et femmes – cheveux détachés, au mépris là encore des règles d’un édifice musulman – armés, bottés, sanglés. Ils marchèrent d’un pas décidé à l’intérieur de l’édifice. Le spectacle des musulmans présents s’efforçant de dérouler le plus rapidement possible des tapis pour que ces godillots impies ne touchent pas le sol de la mosquée serrait la gorge. Certains d’entre nous en ont pleuré de rage. Tous les militaires regardaient dans notre direction avec un mépris non dissimulé : ces touristes qui avaient le front de considérer une mosquée comme un lieu respectable ne pouvaient être que des complices des « terroristes palestiniens ». Leur groupe s’est alors déployé au fond de l’édifice. Puis, un juif orthodoxe, un civil, a déployé face à eux – et donc nous tournant le dos – une sorte de calicot : un plan ? et si oui, dans quel but ? un slogan ? et, dans ce cas, de quel contenu ? La mystérieuse conversation dura un petit quart d’heure.
Puis, ils partirent, au même rythme.
Toutefois, ce n’était pas totalement fini. Lorsque nous revînmes récupérer nos chaussures, le sous-Bigeard était resté. Il nous observa durant tout le temps que nous remettions nos souliers, avec le même air méprisant. Qu’espérait-il ? Que nous tombions dans son ignoble provocation ? Que nous élevions la voix ? Il aurait été, semble-t-il, bien heureux de nous convoquer « quelques heures » dans son PC.
À la sortie, le Palestinien qui avait « osé » interroger l’officier israélien fut interpellé par la police. Il dut remettre ses papiers d’identité. Mais le groupe de Français resta planté devant le poste et le protestataire ne fut pas arrêté.
Nous sommes dix-huit Français, présents ce jour-là, à cette heure-là, à pouvoir témoigner des événements ci-dessus décrits.
Nous n’avons passé, en tout, que quelques heures à Hébron. Est-ce suffisant pour, ne serait-ce que tenter d’imaginer, ce que peut être le calvaire quotidien des Palestiniens, placés chaque jour devant des actes qui agressent leur identité, leur nation, leur religion ? Évidemment non. Ce n’est certes pas la facette la plus grave de l’occupation, comparée aux emprisonnements par milliers, aux assassinats, aux expulsions de familles entières, à l’accaparement des terres, aux implantations illégales de colonies sionistes. Mais le fait est : le mépris, les provocations empoisonnent la vie quotidienne des Palestiniens.
L’historien de la question coloniale qui observe ce type d’événement ne peut que faire le rapprochement avec les pires moments de l’Algérie française.