Le 17 février 2018, l’Humanité organisait un forum à La Bellevilloise sur Marx. Vous trouverez ci-dessous l’intervention de Jacques Bidet lors de ce forum.
1. Marx a laissé un mot célèbre : l’objet de Capital n’est pas de préparer « des recettes pour les marmites de l’avenir », mais d’analyser le capitalisme. Il a pourtant bien formulé, dans sa pleine maturité, une sorte de planning général pour l’émancipation. Dans une page de sa Critique du Programme de Gotha, écrite en 1875, et qui deviendra une référence, il esquisse l’idée qu’il y aurait « deux phases du communisme ».
Après lui, on a désigné la première phase comme celle du « socialisme » et la seconde comme celle du « communisme ». Ces mots ont souvent changé de sens. Acceptons pourtant cette terminologie traditionnelle. Elle permet de présenter assez clairement l’idée de Marx.
Première phase, donc, la lutte pour le « socialisme ». Cet objectif sera réalisé lorsque les travailleurs seront parvenus à exproprier le capital, à s’approprier les grands moyens de production et d’échange. Ils seront alors en mesure d’engager une nouvelle logique de production mais fondée sur des plans concertés entre tous, qui remplaceront le marché et assureront un ordre social raisonnable de liberté et d’égalité.
Seconde phase : celle du « communisme ». Le communisme n’adviendra qu’à mesure que seront réalisées trois conditions ultérieures. Je le cite :
(1) « Quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail manuel et le travail intellectuel ».
La « division du travail » dont il est ici question n’est pas celle du marché du travail, car la force de travail, sous le socialisme, n’est déjà plus une marchandise. Il s’agit de l’organisation du travail, telle que Marx l’a identifiée dans la grande entreprise industrielle. C’est l’autre division du travail, qui n’est pas soumise à un pouvoir de propriété, mais à un pouvoir de compétence. Elle reste en place même après qu’on ait fait disparaître la propriété capitaliste. Marx définit cet « autre pouvoir » comme celui du « travail intellectuel ». En clair, c’’est le pouvoir « asservissant » que s’arroge l’autorité compétente des experts, administrateurs et des managers.
(2) Marx poursuit : « Quand le travail ne sera plus seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital ».
Cette seconde condition se présente comme la suite de la précédente : le travail ne deviendra un besoin vital qu’une fois libéré de cette « asservissante subordination » aux pouvoirs de la « compétence ».
(3) Et il ajoute une dernière condition du communisme : « Quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi, et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance ».
Marx n’énonce pas une prophétie, mais une condition de possibilité. Il dit qu’il n’y aura de vraie « richesse collective » que du fait d’individus pleinement développés, ce qui suppose qu’ils se soient émancipés tant du pouvoir-capital que du pouvoir-compétence.
2. Ce propos de Marx pourrait sembler un peu spéculatif. Il y avait, en réalité, un grand réalisme dans cette manière d’appréhender l’avenir. Les régimes instaurés par les révolutions de type soviétique méritent bien, en effet, le qualificatif qu’on leur a attribué, celui de « socialisme réel ». Ils en sont restés à cette « première phase », celle du socialisme. Une fois les capitalistes défaits, le pouvoir-compétence a pris la suite. Un pouvoir qui savait tout à partir du centre, et qui dirigeait les esprits en même temps que la production. On connaît la suite, qui n’a pas été le « communisme ».
Mais ce couple socialisme /communisme a une portée plus large. On le retrouve tout aussi bien, quoique sous un autre angle, dans un autre contexte historique, celui de mai 68, par exemple. Je pense ici particulièrement à ce long mai des communistes, qui va de 68 à 77. Au point culminant de la grève de 68, le sentiment qui prédomine, c’est que le moment est venu de transformer la victoire syndicale en victoire politique. L’Assemblée générale de Renault, autour de George Séguy, scande le mot d’ordre « Gouvernement populaire ! ». Et, du côté de l’UNEF et du SNESUP, réunie au Stade Charléty, entrent discrètement en scène Rocard et Mendès France.
Les communistes, disciples de Marx, se sont alors lancés dans l’élaboration d’un programme « socialiste », qui portait des idées neuves comme l’abolition de la peine de mort, la dépénalisation de l’avortement, une nouvelle législation du travail, mais dont le pilier était la réappropriation nationale des plus grandes entreprises et de l’ensemble des banques, sous le triple contrôle de l’Etat, des salariés et des usagers. Cette bataille du Programme Commun fut en effet un grand moment politique populaire. Une joyeuse ambiance de révolution culturelle-politique. On préparait le « socialisme ».
3. Pourtant, quelques voix déjà se faisaient entendre, dont celle d’Étienne Balibar. Mais j’en resterai à Althusser. Je me permets de recommander aux jeunes militants communistes de lire son manuscrit de 1976, Les Vaches Noires, publié en 2016. Ils y verront ce qu’était, à ce moment, un militant communiste, en la personne, exemplaire, de Louis Althusser s’adressant à ses camarades. Il approuve globalement la ligne du parti, centrée sur les grandes nationalisations, « car nationaliser, c’est détruire la classe bourgeoise en ses bastions ». C’est là en effet la tâche du « socialisme ». Mais il exprime un doute pathétique, prémonitoire. Car il restera encore l’autre combat à mener, celui du « communisme », qu’il désigne, dans une langue ancienne, comme celui la « dictature du prolétariat ». Il entend par là, je le cite, une « démocratie de masse », à promouvoir dans toutes les sphères de la société : l’entreprise, l’école, la cité, et, bien sûr, le Parti. Et cela à l’encontre de toutes les dominations organisationnelles et idéologiques qui font obstacle au communisme. Ces idées, bien sûr, dans le principe du moins, étaient familières au mouvement communiste. Mais elles restaient dans l’implicite. Et il faut avouer que le nom qu’Althusser leur donnait, un nom repris d’une langue morte, ne suffisait pas à en faire surgir le concept.
Or, pendant que les communistes luttaient ainsi pour le socialisme, les autres, les autogestionnaires, les libertaires, les opéraïstes, les anarchistes, les situationnistes, avaient, en quelque sorte, en vue le front du communisme. On pourrait dire – en schématisant beaucoup, bien sûr – qu’on avait d’un côté, du socialisme sans le communisme, et de l’autre, du communisme sans le socialisme. Un double héritage, qui se transmet et se réinterprète jusqu’à ce jour. Mais un héritage divisé, qui débouche sur une double défaite.
4. Il reste à savoir pourquoi cette défaite. Pourquoi cette crise qui frappe, à partir de 1977-8, toutes les formes de luttes issues de 68, et, en premier lieu, celles de l’eurocommunisme ? Pour ma part, je n’incriminerai pas unilatéralement ces partis et ces mouvements. Car, ce qui s’écroulait, c’était le sol même sur lequel ils s’étaient construits. La classe ouvrière avait su, durant trois décennies, manifester une capacité hégémonique à se rallier le monde des « compétents », à l’encontre des capitalistes , dans ce que l’on a appelé « l’État social ». Ce qui avait rendu possible ce rapport de force, c’était l’existence d’une véritable cohésion économico-politique à l’échelle nationale, propre à un certain âge technologique. Mais le capital financier, avait déjà trouvé ses leaders en la personne de Reagan et de Thatcher, derrière lesquels ils pouvaient redresser la tête. Et il allait bientôt être porté par une révolution des forces productives qui allait saper ce dispositif national. Dans ces mêmes années 60-70, s’esquissait en effet, en sens inverse, du côté des dominants, la perspective d’un monde unifié par les nouveaux moyens de communication et d’information. Ils allaient pouvoir organiser une économie de marché capitaliste par-delà toutes les frontières et liquider progressivement tous ces projets socialistes portés par la classe ouvrière, et dont l’Etat-nation était le berceau et la condition d’existence. C’était la fin programmée de la Gauche avec un grand G, où le mot « socialisme » avait quelque sens. C’était la montée inexorable du néolibéralisme, qui n’est rien d’autre qu’un « libéralisme réel », un pouvoir-capital sans frontière ni patrie, sans entraves, ayant asservi le pouvoir-compétence et par là isolé le pouvoir populaire.
5. Mais le néolibéralisme est-il l’avenir de l’humanité ? Il me semble que seule cette matrice socialisme/communisme, construite par Marx, nous permettent de récuser cette idée. Mais à condition d’en faire bon usage. Voilà ce que j’essaie de montrer dans un livre, à paraître dans un mois, qui se propose comme une « alternative à un populisme de gauche ». Je pars de l’idée que le communisme et le socialisme ne sont pas deux phases du futur, selon la présentation historiciste qu’en donnait la Critique du Programme de Gotha, mais deux tâches, inséparables, du temps présent, à mener simultanément sur les deux fronts. Le front du socialisme est celui du marché, sur lequel pèse le pouvoir-capital. Le front du communisme est celui de l’organisation (au sens le plus général du terme), sur lequel pèse le pouvoir-compétence. La lutte de classe est donc tout à la fois duelle, un duel entre le peuple et la classe dominante, et en même temps triangulaire, parce que cette classe dominante s’articule en deux pôles, celui de la propriété et celui de la « compétence ». Par « compétence », je n’entends pas le savoir, qui est la chose la plus diverse et la plus répandue. Il s’agit ici de la « compétence » au sens où l’entend, par exemple, Bourdieu : il s’agit d’une cette forme de savoir, officiellement reconnue, qui fait autorité, une autorité donnée et reçue, qui se reproduit comme rapport de classe.
C’est cette « compétence » qui s’affirme dans le « socialisme réel ». Mais, tout aussi bien, dans le monde dit « capitaliste », à travers le corps d’experts et de dirigeants, grands et petits, des administrations, des entreprises et des services publics. Tout ce monde par quoi la classe « dominante » est en même temps « dirigeante », comme le dit Gramsci, capable d’expertiser et de « diriger ». Et ce par quoi cette classe forme une masse, capable de dominer. On sait que ce pouvoir-compétence tend aujourd’hui à soumettre au pouvoir-capital, et que les partis de gauche en affinité avec lui – tels que les partis sociaux-démocrates européens – sont passés sous la botte de la droite. Ce qui s’est ainsi modifié, c’est le « régime d’hégémonie », j’entends par là : le rapport de force entre les trois éléments du triangle de classe, et le jeu des alliances entre eux. Mais la structure de classe elle-même, en profondeur, demeure inchangée. Car c’est tout simplement la structure moderne de classe. En haut, une classe dominante à double tête. En bas, le peuple ordinaire, la classe fondamentale, dépourvue des privilèges de la propriété capitaliste et des privilèges de la compétence autoproclamée. Une classe fondamentale pourtant, de jour en jour, plus riche de savoirs et de potentiel collectif. Mais dont aujourd’hui l’agenda politique se présente dans des conditions et sur des échelles inédites, celles d’une mondialisation néolibérale.
5. Il reste dès lors à se demander quelle aide peut nous apporter ce couple socialisme/communisme, lorsque l’on a compris qu’il ne s’agit pas de deux phases, mais de deux défis du temps présent, celui du néolibéralisme
(1) La tâche qui s’impose en premier lieu est assurément de « rassembler le peuple ». Mais ce peuple est à comprendre en termes de classe. Le peuple est cette « classe fondamentale » qui n’a pas de privilège, et qui ne monte en puissance que par l’emprise collective qu’elle peut prendre sur les processus de marché et d’organisation. Par exemple, en se faisant reconnaître des garanties d’emploi, de revenu, d’expertise et de contrôle, sur les grands mécanismes de la production nationale, etc. Ces « acquis » sont des conquis sur le pouvoir capital et sur le pouvoir compétence. Il s’agit toujours de soumettre le marché à l’organisation et de soumettre l’organisation à un pouvoir démocratique de masse. Un horizon communiste, qui n’a pas de borne.
_ Or on sait que, dans ce combat, le peuple tend cependant à se trouver divisé entre un peuple A, qui a pu cumuler un ensemble de conquêtes, toujours menacées bien sûr, et un Peuple B, qui n’a pas pu profiter des mêmes contextes historiques, et auquel on dénie sa valeur sur le marché du travail et sa compétence dans l’organisation du travail. Il s’y trouve notamment une majorité de femmes, d’étrangers supposés et aujourd’hui une jeune génération. Ce peuple n’est pas à « construire », il est déjà là. Encore faut-il le rassembler.
(2) La première condition pour y parvenir est de comprendre que l’adversaire du peuple, ce n’est pas une « oligarchie ». Ce n’est pas « Eux » contre « Nous ». C’est une classe dominante à deux pôles – pouvoir-capital et pouvoir-compétence – aujourd’hui réunis par la domination du premier sur le second. Et battre la classe dominante, c’est la briser, faire éclater la contradiction potentielle entre ces deux pôles. C’est hégémoniser, d’en bas, les compétents. C’est le vieux projet marxiste d’une Gauche tournée contre le capital. Cela est parfois arrivé. Et cela revient, au sens où le « Spectre » revient, parce que cela est nécessaire, pour des raisons structurelles, de structure de classe, qui n’ont pas disparu.
(3) Mais la classe fondamentale ne peut trouver son unité et monter en puissance qu’à travers une forme politique communiste, un mode d’organisation conforme à la fin ultime, celle du « communisme ». Á cela ne peuvent suffire, me semble-t-il, ni l’ancienne forme-parti, ni la supposée forme-mouvement. La puissance communiste populaire ne peut être aujourd’hui que celle d’une forme-association, libéré du pouvoir compétent. Mais c’est là un autre sujet, celui de mon livre, précisément.
4/ On dira, bien sûr, que la forme, ce n’est pas le fond. Le fond, c’est ce dont parle tout ce Forum. C’est la lutte pour l’émancipation de toutes les dominations de classe, de nation et de sexe entremêlées dans le contexte de la domination d’un capital financier qui balaie – et depuis quelques mois en France à une vitesse hallucinante – toute une civilisation issue de siècles d’imagination sociale et culturelle populaire. C’est d’abord être capable, dans des conditions nouvelles, de produire un autre imaginaire. Mais on peut penser que le fond a quelque chose à voir avec la forme. Avec une « forme-association ».
5/ Nous ne pouvons désormais échapper à une étaticité mondiale. Et le défi est d’en faire une communauté politique de la diversité humaine. Il s’agit encore du socialisme, d’un socialisme démultiplié : depuis l’échelle nationale, à celle des sous-systèmes mondiaux tels que l’Europe, jusqu’à une planification mondiale face à la dérive écologique. Et il s’agit, tout autant, de communisme, d’un communisme disséminé, jusqu’à une « association » avec la nature, monde commun. Il s’agit de libérer la nature non seulement des appétits de la tyrannie marchande, mais aussi des plans chimériques de la tyrannie compétente. De la libérer aussi de nous-mêmes. Cela suppose que nous commencions par nous associer, de tout notre corps, à ce grand corps de la nature, à tous les niveaux de l’existence quotidienne. Faire advenir une autre culture matérielle du quotidien. Devenir frugaux en toutes choses assurément, végétariens peut-être, lents et patients, calmes et posés, et fervents piétons… !
A lire également sur le site sur la question du socialisme et du communisme, un texte de Bernard Vasseur :
https://lafauteadiderot.net/Communiste-Avec-Marx