Que le chef d’une armée esclavagiste et défaite ait eu jusqu’à présent sa statue dans une grande ville des Etats-Unis est difficile à comprendre si l’on en reste à une vision de l’histoire des États-Unis sommaire et rendue esthétique au bistouri.
Le Figaro nous confirme qu’il ne s’agit pas là d’un cas isolé [1] :
« selon un rapport en 2016 du Southern Poverty Law Center (SPLC), spécialisé dans les mouvements extrémistes et les droits civiques, plus de 1500 symboles confédérés demeurent encore dans l’espace public aux États-Unis ». Cela ne concerne pas seulement le Sud, et il peut s’agit de symboles fédéraux, comme les noms donnés à des bases militaires [2].
S’agissait-il de passion pour l’histoire ? Pas du tout pour l’auteur de l’article qui poursuit : « Le journal Mother Jones souligne que beaucoup de ces monuments ont été construits entre 1900 et 1920, période de résurgence du Ku Klux Klan, et autour des années 1960, comme l’illustre très bien un graphique. Ce qui fait dire à l’auteur que ces statues n’avaient pas d’autre objectif que d’« intimider les Noirs et maintenir la suprématie blanche dans le Sud. » »
Remarquons que la figure de Lee joue un peu le rôle de celle de Rudolph Hess pour les néo-nazis dans l’après-guerre, jugée plus présentable que d’autres personnages historiques [3].
La date de la statue de Charlottesville est à cet égard édifiante. Celle-ci est commandée en 1917, c’est-à-dire au moment où renait le Ku Klux Klan, une organisation qui n’est alors pas du tout marginale mais tout au contraire une organisation de masse et pro-système dirait-on aujourd’hui, élargissant la haine raciale à celles des immigrés non anglo-saxons. Cela se passe juste après la première grande production du cinéma, le film Naissance d’une nation à la gloire du Klan. Il est révélateur que figure dans Naissance d’une nation cette phrase du président des Etats-Unis alors en exercice : « Les hommes blancs ont développé un instinct simple d’auto-préservation… jusqu’à ce qu’enfin ils fassent naître un grand Ku Klux Klan, un véritable empire du Sud pour protéger le Sud du pays » [4]. C’est ce même président, Woodrow Wilson, qui s’opposa en 1919 à la demande japonaise que le principe de l’égalité des races figure dans le texte fondateur de la Société des Nations.
La vision sommaire et ravalée de l’histoire des Etats-Unis fait l’impasse sur la période qui, après la Guerre de sécession et la période dite de la « Reconstruction », voit, à partir de 1877, le rétablissement officiel de la suprématie blanche dans le Sud des États-Unis. « La double défaite de la Reconstruction eut pour conséquences la destruction des droits des Noirs dans le Sud et la restriction des droits des travailleurs dans le Nord », écrit Robin Blackburn dans Une révolution inachevée, sécession, guerre civile, esclavage et émancipation aux États-Unis [5]. Au-delà, cette vision gomme également les racines historiques de cette réconciliation sur le dos des droits des Noirs, légalisée ensuite à l’échelle fédérale par l’arrêt « Jim Crow ». Déjà, la déclaration d’indépendance, rédigée par Jefferson, reprochait à l’Angleterre d’avoir suscité la rébellion des esclaves (nommés sous le terme euphémique de « domesticité ») [6]. La lecture du l’ouvrage Contre-histoire du libéralisme [7] reste incontournable pour comprendre ces pages d’histoire.
Ce n’est qu’après 1945, dans un contexte totalement différent que fut tournée cette page de la privation des droits [8]. La lettre adresse en 1952 par le ministre de la justice des États-Unis à la Cour suprême dévoile la raison de ce tournant par rapport à la position de Wilson en 1919 : « la discrimination raciale porte de l’eau au moulin de la propagande communiste et suscite des doutes y compris parmi les nations amies sur l’intensité de notre dévotion à la foi démocratique » [9].
[1] http://www.lefigaro.fr/international/2017/08/16/01003-20170816ARTFIG00281-les-monuments-confederes-symboles-d-une-memoire-encore-a-vif.php
[3] Le parallèle peut s’établir aussi de cette manière : Lee, qui passa sa carrière militaire à défendre l’une des pires sociétés esclavagistes qui ait existé, s’illustre pour étendre l’aire esclavagiste dans la guerre contre le Mexique, puis contre les militants abolitionnistes, et prône après la Guerre de sécession la réconciliation entre les Blancs mais sans droits pour les Noirs ; Hess cherche le rétablissement de l’entente de l’Allemagne nazie avec l’Angleterre. En somme la recherche de la réconciliation entre 2 camps de la suprématie blanche est un point commun.
[4] Citons à ce sujet Griffiths lui-même : « Par un jour faste, celui-ci m’apporta un livre intitulé The Clansman (L’Homme du Klan), de Thomas Dixon, que je parcourus rapidement, jusqu’à un certain passage qui décrivait comment, selon Woodrow Wilson en personne, le Ku Klux Klan aurait volé au secours du Sud opprimé après la Guerre de Sécession. Je voyais déjà les robes blanches des membres du Klan traverser l’écran ».
[5] Editions Syllepse
[6] N’oublions pas aussi que par la suite, Jefferson s’opposa farouchement à la révolution haïtienne menée par Toussaint-Louverture, la colossale révolution de Saint-Domingue pour Victor Shoelcher
[7] Editions La découverte. Réimprimé récemment en édition de poche.
[8] Avec les lois contre la ségrégation et le "Voting Rights Act" contre la privation du droit de vote
[9] Cité par Domenico Losurdo dans Contre-histoire du libéralisme, page 382