À la disparition de l’Union soviétique, en décembre 1991, l’Ukraine nouvellement indépendante – mais qui reste organiquement liée à la Russie – est devenue l’enjeu d’une âpre lutte d’influence entre les deux anciens ennemis de la guerre froide. Ainsi, sa transition postcommuniste est marquée par les tentatives successives de l’Occident sous leadership américain d’y d’étendre son influence, avec des moyens frôlant parfois l’illégalité – comme la « révolution orange » de 2004, qui place un dirigeant pro-américain, Victor Youchenko, à la tête de l’État ukrainien. De son côté, Moscou s’efforce de garder un droit de regard sur l’Ukraine, par le biais de la « diplomatie gazière » et de l’intégration de son ex-république à la Communauté des États indépendants (CEI), sous leadership russe. Quand elle est revenue en toute légalité dans le giron russe en 2010, avec l’élection du président Victor Ianoukovitch, on pensait alors l’Occident définitivement hors jeu. Or, l’inconsistance et les revirements multiples du nouveau président prorusse sur l’accord d’association et de libre-échange – faussement interprétés comme un rejet de l’Europe – ont donné au bloc occidental sous verrou américain l’occasion inespérée de « revenir dans le jeu » en alimentant la contestation populaire contre un « pouvoir corrompu, aux soldes de Moscou ». Un air de « déjà-vu », dans la logique des révolutions néolibérales – dites « de couleur » – ayant frappé l’espace post soviétique dans la décennie 2000, sous l’impulsion d’ONG à financement anglo-saxon, d’opposants et de relais locaux, sponsorisés par la manne dollarisée des « droits de l’homme ». Un nouveau « soft power », dénoncé par Vladimir Poutine. Pourtant, dans la mesure où ce coup d’État touchait ses intérêts nationaux, affaiblissait son projet d’Union eurasiatique et mettait en cause sa sécurité, la réaction de l’État russe a été, cette fois, d’une tout autre ampleur. Dénonçant l’illégalité du processus politique, catalysé par l’ingérence de forces extérieures et centré sur l’élimination du président Ianoukovitch, Moscou ne pouvait reconnaître le nouveau pouvoir pro-occidental de transition. D’autant plus que ce dernier, sous la pression de groupes nationalistes et extrémistes d’inspiration néofasciste, a très vite imposé des mesures antirusses, dont celles sur le droit des minorités et sur le statut de la langue russe. Dans ces conditions, la bienveillance russe sur les revendications émancipatrices des régions de l’Est ukrainien et, notamment, de la Crimée, « avant-garde révolutionnaire » contre l’illégalité kiévienne, semble justifiée. La légalité du référendum criméen s’appuie, d’une part, sur son attachement historique à la Russie et, d’autre part, sur la jurisprudence initiée par l’indépendance du Kosovo en 2008 sous pression américaine. En quelque sorte, la maladresse occidentale a offert à V. Poutine l’opportunité historique de « retrouver » la Crimée et, par ce biais, de garantir un accès stratégique aux mers chaudes – à l’instar de la base navale syrienne de Tartou. Ce faisant, ce « coup gagnant » russe sur l’échiquier eurasien a donné le prétexte à l’axe euro-atlantique de renforcer la ceinture sécuritaire otanienne en zones baltes et est-européenne au sud de la Russie, dont la volonté de « reconquête impériale » est perçue par le stratège américain Brzezinski, en 2014, comme une « menace majeure » – en quelque sorte, Vladimir Poutine serait une sorte d’« homo-soviéticus », instinctivement hostile envers l’Occident. À terme, cette légitimation politique post-guerre froide de l’Otan fait craindre à Moscou le resserrement de « l’encerclement », via l’extension de cette dernière à des États post soviétiques comme la Géorgie et l’Ukraine et, ensuite, l’implantation en leur sein d’unités du bouclier antimissiles américain – qui neutraliserait, en partie, les forces nucléaires stratégiques de la Russie. Dans la perception stratégique russe, c’est la poursuite sous une forme rénovée de la politique de roll back (reflux) de l’ancienne puissance communiste, conduite depuis la chute de Gorbatchev le 25 décembre 1991. Le 22 juillet 2014, le président Poutine a promis une « réaction adéquate » et l’adaptation rapide de sa stratégie de défense à cette progression injustifiée, à ses frontières, des infrastructures otaniennes. Comme une ultime provocation. À l’heure de l’extension puis du pourrissement, désormais incontrôlable, à l’Est ukrainien, de la révolte d’un peuple marginalisé et rejetant un pouvoir antirusse nationaliste, infiltré par des néonazis et partisan d’un ultralibéralisme pro-européen, l’avenir reste très incertain. La crédibilité de la dernière élection présidentielle en Ukraine, tenue le 25 mai 2014, semble d’autant plus faible que le processus politique sur lequel elle est assise a été, en grande partie, manipulé. En outre, le fort taux d’abstention (40 %), imputable au boycott d’une partie des électeurs de l’Est, affaiblit la légitimité et la représentativité du nouveau régime dirigé par l’oligarque Piotr Porochenko, sur la base de puissants lobbies.
Sous l’impulsion de ce dernier, la politique répressive contre les « rebelles » de l’Est – étrangement qualifiés de « terroristes » – se transforme désormais en une véritable tuerie punitive. L’ampleur de cette tuerie, passée sous silence par l’Occident, est expliquée par l’asymétrie du rapport de forces militaire et l’utilisation par l’armée pro gouvernementale de l’aviation et des armes lourdes, voire d’armes chimiques interdites. De ce point de vue, l’axe euro-atlantique sous verrou américain porte une lourde responsabilité dans cette impasse politique, occultant l’interdépendance structurelle russo-ukrainienne héritée du soviétisme et, en cela, potentiellement génératrice de chaos socio-économique suite à l’accord d’association avec l’UE, signé par Porochenko le 27 juin 2014. Visant à détacher l’Ukraine de la domination russe et, donc, à finalité géopolitique évidente, cet accord déconnecté des besoins de son peuple est un véritable défi à la rationalité économique. Sans la Russie, pas de salut possible. Structurellement instrumentalisée par les deux superpuissances, l’Ukraine apparaît au final comme une pièce maîtresse – un État « pivot », au sens de Z. Brzezinski – dans le cadre de la guerre « tiède ». Cette dernière est définie dans mon livre la Pensée stratégique russe comme la forme actualisée et désidéologisée de la guerre froide, recentrée sur le contrôle des États stratégiques – « pivots » – sur les plans politique et énergétique et opposant, in fine, l’axe euro-atlantique UE-USA (via l’Otan) à l’axe eurasien sino-russe (via l’Organisation de coopération de Shanghai, OSC). Hérité de l’étrange « révolution » nationale-libérale du Maïdan, grevée par la montée d’une idéologie radicale resurgie d’un troublant passé, le chaos ukrainien apparaît donc comme un coût collatéral de cette guerre « tiède ». Cette configuration montre la poursuite, sous une forme certes rénovée, d’une conflictualité bipolaire fondée sur l’opposition d’alliances dominées par les anciens ennemis idéologiques. Une nouvelle fracture géopolitique porteuse de lourdes menaces, au cœur de l’Eurasie. Et maintenant, que faire ?
Article paru dans l’Humanité du 8 août 2014
Jean Geronimo est spécialiste des questions géostratégiques russes, université Grenoble-II