Didier Eribon, sociologue, alors âgé de 55 ans, publie en 2008 un livre intitulé Retour à Reims. Reims et sa région proche sont les lieux où il a passé son enfance, dans le monde ouvrier dont il est originaire. Au sortir de l’adolescence, il quitte cet univers pour se rendre à Paris où il s’intègre dans un milieu intellectuel et bourgeois.
La rupture par laquelle il s’extrait d’une viscosité sociologique dans laquelle ses frères restent englués est double : d’ordre sexuel (passage de l’hétérosexualité à l’homosexualité) et d’ordre social (passage du peuple dans la bourgeoisie). Sur la première de ces ruptures, il a beaucoup écrit, s’étant même fait une spécialité de l’analyse du monde gay. Mais la rupture sociale est laissée de côté et il en vient à se demander pourquoi il ne s’est pas arrêté sur sa situation de « transfuge social » :
« Pourquoi moi, qui ai tant éprouvé la honte sociale […] n’ai-je jamais eu l’idée d’aborder ce problème dans un livre ou dans un article ? Formulons ainsi : il me fut plus facile d’écrire sur la honte sexuelle que sur la honte sociale. » [1]
À ses yeux parce que l’aveu de transfuge est valorisé quand il s’agit de la sexualité mais s’avère beaucoup plus difficile quand il est question de l’origine populaire. Cependant, ce passage dans la bourgeoisie ou la petite bourgeoisie ne se fait pas sans résistances comme le montre bien le récit d’une rencontre avec son grand-père qui vivait à Paris :
« [Mon] grand-père que j’ai connu dans les années 1960 […] exerçait le métier de laveurs de carreaux. Il circulait à mobylette avec son échelle et son seau, et il allait nettoyer les vitres des cafés ou des commerces situés parfois assez loin du lieu où il habitait. Un jour que je marchais dans le centre de Paris et qu’il passait par là, il m’aperçut et s’arrêta au bord du trottoir, heureux de cette rencontre fortuite. Moi, j’étais gêné, terrorisé à l’idée qu’on puisse me voir avec lui perché sur son étrange attelage. Qu’aurais-je répondu si on m’avait demandé : “Qui était cet homme avec qui tu bavardais ?” Dans les jours qui suivirent, j’eus du mal à me déprendre d’un écrasant sentiment de mauvaise conscience : “Pourquoi, me reprochais-je, ne pas assumer ce que je suis ? Pourquoi la fréquentation du monde bourgeois ou petit-bourgeois m’a-t-elle conduit à renier ainsi ma famille et à avoir honte d’elle à ce point ? Pourquoi avoir intériorisé dans tout mon corps les hiérarchies du monde social alors que, intellectuellement et politiquement, je proclame les combattre ?” En même temps, je maudissais ma famille d’être ce qu’elle était : “Quelle malchance, me répétais-je, d’être né dans ce milieu.” Oscillant d’une humeur à l’autre, tantôt je me blâmais, tantôt je les blâmais (mais étaient-ils responsables ? Et de quoi ?). J’étais déchiré. Mal dans ma peau. Mes convictions se trouvaient en porte-à-faux avec mon intégration dans le monde bourgeois, la critique sociale dont je me revendiquais en conflit avec les valeurs qui s’imposaient à moi, je ne peux même pas dire ’malgré moi’, puisque rien ne m’y contraignait, si ce n’est ma soumission volontaire aux perceptions et aux jugements des dominants. J’étais politiquement du côté des ouvriers, mais je détestais mon ancrage dans le monde. Me situer dans le camp du ‘peuple’ eût sans doute suscité en moi moins de tourments intérieurs et de crise morale si le peuple n’avait été ma famille, c’est-à-dire mon passé et donc, malgré tout, mon présent. » [2]
Il reconnaît ce reniement de ses origines, mais constate qu’il n’existe jamais à l’état pur, toujours accompagné qu’il est de sérieuses réticences :
« […] moi qui ai tant éprouvé la honte sociale, la honte du milieu d’où je venais quand, une fois installé à Paris, j’ai connu des gens qui venaient de milieux sociaux si différents du mien, à qui souvent je mentais plus ou moins sur mes origines de classe, ou devant lesquelles je me sentais profondément gêné d’avouer ces origines […] » [3]
« Car la décision de quitter la ville où je suis né et où j’avais passé toute mon adolescence pour aller vivre à Paris quand j’avais 20 ans, signifia en même temps pour moi un changement progressif de milieu social. Et, par voie de conséquence, il ne serait pas exagéré d’affirmer que la sortie du placard sexuel, le désir d’assumer et d’affirmer mon homosexualité, coïncidèrent dans mon parcours personnel avec l’entrée dans ce que je pourrais décrire comme un placard social, c’est-à-dire dans les conditions imposées par une autre forme de dissimulation, un autre type de personnalité dissociée ou de double conscience (avec les mêmes mécanismes que ceux, bien connus, du placard sexuel) : les subterfuges pour brouiller les pistes, les très rares amis qui savent mais gardent le secret, les différents registres du discours en fonction des situations et des interlocuteurs, le contrôle permanent de soi, de ses gestes, de ses intonations, de ses expressions pour ne rien laisser transparaître, pour ne pas se “trahir” soi-même, etc.). » [4]
Un autre passage insiste sur les résistances :
« Certes, je continuais d’être solidaire avec ce qu’avait été le monde de ma jeunesse, dans la mesure où je n’en vins jamais à communier dans les valeurs de la classe dominante. Je ressentais toujours de la gêne, voire de la haine, lorsque j’entendais autour de moi parler avec mépris ou désinvolture des gens du peuple, de leur mode de vie, de leur manière d’être. Après tout, c’est de là que je venais. Et de la haine immédiate aussi devant l’hostilité que les nantis et les installés expriment en permanence à l’égard des mouvements sociaux, des grèves, des protestations, des résistances populaires. Certains réflexes de classe subsistent malgré tous les efforts, et notamment les efforts pour se changer soi-même, par lesquels on s’est détaché du milieu d’origine. Et, s’il m’arriva plus d’une fois de me laisser aller, dans ma vie quotidienne, à des regards ou à des jugements hâtifs et dédaigneux qui ressortissaient à une perception du monde et des autres façonnée par ce qu’il faut bien appeler un racisme de classe, mes réactions ressemblent néanmoins, le plus souvent, à celle du personnage d’Antoine Bloyé, dans lequel Nizan a peint le portrait de son père, ancien ouvrier devenu bourgeois : les propos péjoratifs sur la classe ouvrière tenus par les gens qu’il côtoie dans sa vie d’adulte et qui constituent désormais le milieu auquel il appartient l’atteignent encore comme si c’était lui qui était visé en même temps que son milieu d’autrefois : “Comment prendre part à leurs jugements sans être infidèle à sa propre enfance ?1” Chaque fois que je fus « infidèle » à mon enfance, en prenant part à des jugements dépréciatifs, une sourde mauvaise conscience ne manqua jamais, tôt ou tard, de se manifester en moi. » [5]
S’interrogeant sur la priorité qu’il a accordée dans ses écrits théoriques à la rupture sexuelle, il se demande s’il ne faut pas voir là une autre forme de « trahison » :
« Pourtant quand il s’est agi d’écrire, c’est la première que je décidais d’analyser, celle qui a trait à l’oppression sexuelle, et non la seconde, celle qui a trait à la domination sociale, redoublant peut-être par le geste de l’écriture théorique ce qu’avait été la trahison existentielle. » [6]
Trahison. Reniement. Transfuge. Les mots sont là. Le retour à Reims va être l’occasion de combler un manque. Lorsque son père, qu’il n’aime pas, meurt, il n’assiste pas à l’enterrement, mais vient peu après et converse longuement avec sa mère en feuilletant l’album photo. C’est l’occasion de revenir sur le passé et sur ce monde ouvrier qu’il évoque et analyse. En écrivant Retour à Reims, il l’assume. Il n’est jamais trop tard pour bien faire.
Ce livre, pour ce qui est de la rupture sociale, est donc centré sur la conscience de classe. Ce point nous vaut un savoureux développement relatif à Raymond Aron. Celui-ci nie l’existence d’une conscience de classe à titre individuel
« Si j’essaie de me souvenir de ma “conscience de classe” avant mon éducation sociologique, je n’y parviens qu’à peine sans que l’intervalle des années me paraisse cause de l’indistinction de l’objet ; autrement dit, il ne me semble pas démontré que chaque membre d’une société moderne ait conscience d’appartenir à un groupe nettement défini, interne à la société globale et appelée classe. » [7]
Didier Eribon commente ainsi :
« Il me semble surtout incontestable que cette absence du sentiment d’appartenir à une classe caractérise les enfances bourgeoises. Les dominants ne perçoivent pas qu’ils sont inscrits dans un monde particulier, situé (de la même manière qu’un Blanc n’a pas conscience d’être Blanc, un hétérosexuel d’être hétérosexuel). Dès lors, cette remarque apparaît pour ce qu’elle est : un aveu naïf proféré par un privilégié qui croit qu’il fait de la sociologie quand il ne décrit rien d’autre que son statut social . » [8]
Après avoir évoqué l’aversion immédiate ressentie le jour où il a rencontré ce représentant de l’ethos bourgeois ainsi que la violence des textes que celui-ci écrivit à propos des grèves ouvrières de 1950, Eribon précise :
« On a parlé de sa lucidité parce qu’il avait été anticommuniste quand d’autres s’égaraient dans le soutien à l’Union soviétique. Mais non ! Il était anticommuniste par haine du mouvement ouvrier et il s’était constitué comme le défenseur idéologique et politique de l’ordre bourgeois contre tout ce qui pouvait ressortir aux aspirations et mobilisations des classes populaires. Sa plume, au fond, était mercenaire : un soldat enrôlé au service des dominants et de leur domination. Sartre eut mille fois raison de l’insulter en Mai 68. » [9]
Didier Eribon s’inscrit en faux contre cette idée que la conscience de classe individuelle n’existe pas et, partant de son expérience, il écrit : « On éprouve donc dans sa chair l’appartenance de classe quand on est enfant d’ouvrier » [10]. Le retour à Reims, lui fait comprendre que, de cette empreinte, on ne se défait jamais.
ERIBON Didier, Retour à Reims, Flammarion, Champs / Essais, 2009 (2008)
[1] Retour à Reims, p. 21.
[2] Ibid., p. 71-72.
[3] Ibid., p. 21.
[4] Ibid., p. 22-23.
[5] Ibid., p. 25-27
[6] Ibid., p. 28.
[7] ARON Raymond, Science et conscience de la société, dans Les Sociétés modernes, Paris, Puf, Quadrige, 2006, p. 57.
[8] Retour à Reims, p. 101.
[9] Ibid., p. 101
[10] Ibid., p. 100