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Un pape pas très catholique. A propos des déclarations de Benoit XVI à Ratisbonne.
Eric Le Lann

En quelques heures des dépêches d’agence (lesquelles ? Et qui peut remonter le fils de ces évènements ?) ont répandu sur toute la terre l’idée que le pape avait assimilé islam et violence lors de son intervention Ratisbonne le 12 septembre 2006.

Ce n’est pas la première fois que le message du pape a propos de l’islam arrive brouillé. Ainsi dans Le figaro 21 avril 2006, Sophie de Ravinel nous expliquait : « Début janvier, l’Américain traditionaliste Joseph Fessio, fondateur de la maison d’édition Ignatius Press, a en effet rompu le silence et provoqué la controverse. Selon sa première version, le Pape estimerait l’islam incapable de se réformer. Une bombe dans les mains des idéologues qui veulent convaincre du « choc des civilisations ». D’ailleurs, à peine a-t-il eu terminé son interview sur l’un des talk-shows radiophoniques les plus écoutés des Etats-Unis que l’information figurait déjà sur les pages Internet du fameux chroniqueur ultraconservateur Daniel Pipes, qui s’est illustré dans la défense du Grand Israël. Deux semaines plus tard, le père Fessio reconnaissait avoir quelque peu transformé les propos du Pape, qui, toujours selon le père Samir Khalil Samir, « estime la réforme difficile, mais pas impossible ». Une nuance de poids. »

Le fait que Benoît XVI ait reçu Oriana Fallaci, en 2005 à la demande de celle-ci, n’a certes pas contribué à lever le doute sur la teneur du message papal. On comprend que le prêtre Dominique Fontaine ait utilisé, à propos de la citation des propos d’un empereur byzantin, en utilisant le terme de « faute professionnelle », tout en invitant à reprendre le dialogue « y compris sur des questions qui fâchent comme le lien entre religion et violence » (l’Humanité du 30 septembre).

Avant tout jugement, il importe donc de se reporter au texte de l’intervention de Benoît XVI. En voici quelques extraits :
"Dans ce discours, je voudrais seulement aborder un point - plutôt marginal dans le dialogue - qui m’a captivé, en rapport avec le thème de la foi et de la raison, et qui me sert de point de départ pour mes réflexions sur ce thème.

Dans la septième Controverse éditée par le professeur Khoury, l’empereur aborde le thème du Jihad (la Guerre sainte). L’empereur devait savoir que la sourate 2-256 dit : "Il n’est nulle contrainte en matière de foi" — selon les spécialistes, c’est l’une des premières sourates, datant de l’époque où Mahomet était encore sans pouvoir et menacé. "Mais l’empereur connaissait aussi naturellement les commandements sur la Guerre sainte contenus (...) dans le Coran [1]. Sans s’attarder sur des détails, comme la différence de traitement entre les "croyants" et les "infidèles", il pose à son interlocuteur, d’une manière étonnamment abrupte pour nous, la question centrale du rapport entre religion et violence. Il lui dit : "Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau. Tu ne trouveras que des choses mauvaises et inhumaines, comme le droit de défendre par l’épée la foi qu’il prêchait".

L’empereur, après avoir tenu des propos si forts, explique ensuite en détails pourquoi il est absurde de diffuser la foi par la violence. Une telle violence est contraire à la nature de Dieu et à la nature de l’âme : "Dieu n’aime pas le sang et agir de manière déraisonnable est contraire à la nature de Dieu. La foi est le fruit de l’âme et non du corps. Celui qui veut donc conduire quelqu’un vers la foi doit être capable de parler bien et de penser juste, et non de violence et de menace... Pour convaincre une âme raisonnable, on n’a pas besoin de son bras, ni d’armes, ni d’un quelconque moyen par lequel on peut menacer quelqu’un de mort". La phrase décisive dans cette argumentation contre la conversion par la violence, c’est : "Agir de manière déraisonnable est contraire à la nature de Dieu". L’éditeur, Théodore Khoury, commente à ce propos : pour l’empereur, un Byzantin éduqué dans la philosophie grecque, cette phrase est évidente. En revanche, pour la doctrine musulmane, Dieu est absolument transcendant. Sa volonté n’est liée à aucune de nos catégories, pas même celle de la raison. Khoury cite à ce propos un travail du célèbre islamologue français (Roger) Arnaldez, qui souligne que Ibn Hazm (ndlr : un théologien musulman des Xe et XIe siècles) est allé jusqu’à expliquer que Dieu n’est même pas lié par sa propre parole, que rien ne l’oblige à nous révéler la vérité. S’il le souhaitait, l’homme devrait même se livrer à l’idolâtrie".

Certes, il est plutôt désarçonnant de voir un pape citer les propos tenus quelques décennies avant la chute de Constantinople par un empereur byzantin, donc du courant orthodoxe du christianisme, qui fût combattu par la papauté durant les croisades. Mais franchement, si Benoît XVI avait voulu dénoncer une violence intrinsèque à l’islam, il avait à sa disposition de bien meilleures façons de s’y prendre. Il pouvait par exemple reprendre les sourates guerrières du Coran, ou encore faire référence aux exposés de droit dit islamique d’Averoes qui légitiment le massacre des prisonniers ou leur mise en esclavage.

En fait, le véritable sujet du discours de Benoît XVI est le rapport entre religion et raison. Sa thèse, plutôt hérétique, est que le message chrétien est un héritage de la philosophie grecque. Voici quelques extraits significatifs du discours :
_ « Je pense que nous pouvons voir ici l’harmonie profonde entre ce qui est grec, au meilleur sens du terme, et la foi en Dieu fondée sur la Bible. En référence au premier verset de la Genèse, Jean a ouvert le prologue de son Évangile avec la parole : "Au commencement était le Logos." C’est exactement le mot qu’utilise l’empereur. Dieu agit avec Logos. Logos désigne à la fois la raison et la Parole - une raison créatrice et qui peut se donner en participation, précisément comme raison. (…)
La rencontre entre le message biblique et la pensée grecque ne s’est pas produite par hasard. Ainsi la vision de Saint Paul, qui dans un rêve a trouvé les routes vers l’Asie barrées et a vu un homme macédonien qui appelait : "Vient à notre aide" (Actes 16, 6-10). Cette vision peut être interprétée comme une "distillation" de la nécessaire rencontre interne entre foi biblique et questionnement grec. (…)
En toute honnêteté, il faut considérer qu’à la fin du Moyen Âge se sont développés des courants théologiques qui ont fait éclater la synthèse entre les esprits grec et chrétien. A la différence du soi-disant intellectualisme augustinien et thomiste commence, avec Duns Scot, une position du volontarisme qui conduisit, dans ses développements ultimes, à affirmer que nous ne connaissons de Dieu que sa ‘voluntas ordinata’. Au-delà, c’est la question de la liberté de Dieu, en vertu de laquelle il aurait aussi bien pu faire le contraire de ce qu’il a fait. On atteint ainsi des positions qui se rapprochent très clairement de celles d’Ibn Hazm et qui risquent même de conduire à l’image d’un Dieu arbitraire, qui ne serait pas tenu par la vérité ni par le bien.(…)

Cette thèse selon laquelle l’héritage grec largement purifié appartient à la foi chrétienne fait face à un appel à la déshellénisation du christianisme, un appel qui a dominé le débat théologique de façon croissante depuis le début de l’époque moderne.

La déshellénisation a d’abord émergé en relation avec les fondements de la Réforme, au XVIe siècle. Les réformés se sont confrontés à la tradition scolastique de la théologie, qui avait systématisé la foi sous la détermination de la philosophie, c’est-à-dire une articulation de la foi fondée sur un système de pensée extérieur. Par conséquent, la foi n’apparaissait plus comme vivante et historique, mais comme l’un des éléments d’un système philosophique plus large. A l’inverse, le principe de la ‘scriptura sola’ recherche la foi pure, dans sa forme originaire telle qu’elle est donnée par la parole biblique. La métaphysique apparaît comme un principe dérivé d’une source extérieure, de laquelle la foi doit être libérée en sorte qu’elle redevienne totalement elle-même. Lorsqu’il affirma qu’il devait s’écarter de la pensée pour faire place à la foi, Kant allait au bout de ce processus avec une radicalité que les réformés n’auraient jamais pu prévoir. Il a ainsi ancré la foi exclusivement dans la raison pratique, lui déniant l’accès à la réalité dans son ensemble. »

Il est difficile de mettre l’étiquette dogmatique sur de tels propos. C’est encore plus net si on se réfère au discours de Joseph Ratzinger, alors cardinal, prononcé à Caen en 2004, pour l’anniversaire du débarquement, où il apparaît déiste plutôt que chrétien (en donnant à Dieu le nom de Raison éternelle), se pose en adversaire déclaré de « la prépondérance hégémonique » (suivez mon regard), en défenseur de la laïcité, (« le Royaume de Dieu n’est pas un royaume du monde »), interpelle vigoureusement l’Occident (« le développement spirituel en Occident tend lui-même toujours plus vers des pathologies destructrices de la raison ») et dénonce la logique du profit (« à côté du cynisme des idéologies et souvent étroitement imbriqué avec lui, se trouve le cynisme des intérêts et des grands marchés, l’exploitation éhontée des réserves de la terre. Ici aussi le bien est mis de côté par le profit et le pouvoir mis à la place du droit »).

Point besoin de suivre ce pape sur le terrain théologique pour reconnaître qu’il vaut mieux que sa caricature.

Article publié sur Vendémiaire en 2006

Notes :

[1Le rassemblement des sourates du Coran se fait dans les années qui suivent la mort de Mahomet, sous le premier calife qui fit rassembler les divers supports écrits. Des divergences étant apparues sur l’ordre des sourates, il fut décidé quelques années plus tard, sous le califat d’Otman, d’établir une classification unique des sourates les unes par rapport aux autres : l’ordre décroissant selon la longueur et non l’ordre de réception des sourates. Après avoir envoyé dans chaque région le texte officiel, le calife fit détruire toutes les copies précédentes. Une querelle théologique a éclaté au IXe siècle entre le mouvement motazilite qui prêchait le dogme de la création du Coran (Coran créé), aussi connu sous le nom de ahl al ’aql (les gens de la raison) et le mouvement des ahl al naql (les gens de la transmission), qui prêchaient que le Coran est la parole de Dieu (Coran incréé). Le courant motazilite fut défait.


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