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Une archéologie du capital
Entretien avec Ellen Meiksins Wood à propos de son livre, L’origine du capitalisme.

Baptiste Eychart : Votre ouvrage se propose d’expliquer la transition au capitalisme qui s’est instauré en Europe puis au niveau mondial. Vous mettez au premier plan la question de son « origine »…

Ellen Meiksins Wood : Il y a une tendance très répandue à faire comme si le capitalisme avait toujours existé. L’idée dominante est que, même si l’on admet que le capitalisme n’est pas enraciné dans la nature humaine, ses racines sont au moins présentes dans les actes d’échange les plus simples. De la sorte, il n’a pas vraiment d’origine. J’ai voulu insister sur le fait que le capitalisme est un forme sociale très spécifique, très différente de toutes celles qui existaient auparavant. C’est un phénomène historique avec un commencement – une « origine » –, et probablement une fin. Et c’est le résultat d’une transformation en un lieu et un moment donné. Mais il s’est étendu à travers le monde car c’est un système économique doté d’une capacité tout aussi unique d’auto-expansion qui l’impose finalement comme une nécessité.

Le point de départ de votre analyse est une critique des modèles d’explication de l’apparition du capitalisme, notamment le « modèle de la commercialisation » mais aussi le « modèle anti-eurocentrique » de certains théoriciens…

Le modèle de la commercialisation est, d’une manière ou d’une autre, la mode d’explication (ou de non explication !) du développement du capitalisme le plus répandu, d’Adam Smith à, par exemple, Fernand Braudel. Si le capitalisme est né des premiers actes d’échange alors très simples, le système capitaliste se réduit à une accumulation et un accroissement de ces actes : plus de commerce, plus de cités, plus de marché etc. Mais ceci obscurcit tout ce qui est spécifique au capitalisme. Bien sûr que le capitalisme avait besoin de commerce et de marchés etc. Mais l’Angleterre, où le capitalisme a émergé, était loin d’avoir l’économie commerciale la plus développée au monde, et il y a eu des sociétés au commerce très développé qui n’ont pas produit les contraintes systémiques spécifiques au capitalisme – les impératifs de la compétition, de l’accumulation du capital constant et la contrainte de baisser constamment le coût du travail en augmentant la productivité.

Il est vrai que certains objectent à cette théorie qu’elle relève de l’« eurocentrisme ». Cette objection suggère que le capitalisme, qu’on l’aime ou non, est l’ordre naturel des choses, ou au moins la plus belle réussite de l’histoire. Ainsi, si je nie l’émergence précoce du capitalisme en Chine, en Inde ou en France, c’est que je dénigre leurs cultures, leurs histoires et leurs contributions au bien-être de l’Humanité. Mais c’est absurde ! Je fais justement le contraire, en insistant sur le fait que le capitalisme n’est pas un phénomène naturel et inévitable, mais un phénomène historique très spécifique, et certainement pas le plus haut degré de civilisation.

Si le capitalisme est né en Angleterre et avant tout dans le secteur agricole, son apparition apparaît sous le signe de la contingence et non de la nécessité. Comment expliquez son extension au niveau mondial alors, mais aussi la « naturalisation » qu’on lui a fait subir ?

EMW. Tout d’abord, je n’accepte pas cette opposition entre nécessité et contingence. Je ne pense pas que l’histoire marche de la sorte. Il y a deux manières non historiques de penser. L’une est de dire que toute l’histoire relève d’une sorte de loi universelle et inévitable. L’autre est de dire que l’histoire n’est qu’accident et contingence. Pour penser de manière historique, nous devons reconnaître les faits spécifiques et les circonstances, mais aussi les causalités historiques. Quand je dis que le capitalisme est un phénomène historique spécifique, je veux dire qu’il a émergé dans des conditions historiques spécifiques, mais assurément pas par accident. Pour adopter une phrase célèbre, les « hommes font leur propre histoire, mais pas dans les conditions qu’ils auraient choisies eux seuls ». Ainsi, le capitalisme a émergé en Angleterre comme la conséquence involontaire des actes de gens – en particulier les seigneurs terriens et les tenanciers – poursuivant leurs stratégies de survie dans le cadre des conditions particulières qu’ils subissaient et dans le contexte des relations sociales de propriété propres à ce pays.

On peut s’interroger : comment un phénomène historique aussi spécifique a pu devenir universel et ainsi se « naturaliser » ? La réponse réside dans la dynamique d’expansion unique du capitalisme, dans une dynamique sans précédent de croissance économique qui avait la particularité de s’auto-entretenir. Et quand le capitalisme agraire a donné l’impulsion au capitalisme industriel, des contraintes de compétition furent imposées aux autres États. Le capitalisme donnait des avantages non seulement commerciaux mais également géopolitiques et militaires, avantages propres à une économie dynamique. Cela a forcé les États voisins comme la France à adopter un développement capitaliste comme projet politique. Et bien sûr, l’impérialisme a joué un rôle majeur dans la diffusion et la naturalisation des contraintes du capital.

A contrario de l’historiographie de gauche traditionnelle, vous semblez ne voir aucun aspect capitaliste dans la Révolution française puisque vous l’envisagez comme un simple conflit entre deux classes exploiteuses (aristocratie et bourgeoisie) pour les revenus de l’État. N’y a-t-il pas le danger ici de réduire considérablement la portée historique d’un tel événement qui marque encore les consciences deux cent ans plus tard ?

Je ne vois pas pourquoi nier le caractère capitaliste de la Révolution française réduirait son importance historique. Vous dites que je présente la révolution comme un « simple conflit entre deux classes exploiteuses pour les revenus de l’État ». Ce que je dis est que les intérêts de classe de la bourgeoisie n’étaient pas, majoritairement, des intérêts capitalistes. Dans toutes les autres sociétés précapitalistes, le surtravail était extrait aux producteurs par le moyen d’un pouvoir « extra-économique », c’est à dire par la force coercitive directe, par différents types de pouvoirs juridique, politique et militaire. Dans la France absolutiste, les offices étaient pour la noblesse et pour la bourgeoisie une des formes dominantes de richesse. L’office, en d’autres mots, était une forme de propriété qui donnait à son possesseur accès au surtravail des paysans sous la forme des impôts étatiques ; la possession d’office était la plus haute aspiration de la bourgeoisie. Le fameux slogan « la carrière ouverte au talent » nous instruit beaucoup sur les intérêts de classe de la bourgeoisie. Quand l’aristocratie menaça de bloquer l’accès de la bourgeoisie aux offices, cela provoqua la confrontation avec la bourgeoisie. On peut, si l’on veut, désigner la Révolution française comme une « révolution bourgeoise », tant qu’on reconnaît que le bourgeois révolutionnaire typique n’était pas un capitaliste ou même pas un marchand précapitaliste, mais un propriétaire d’office ou un membre des « professions libérales ».

À propos de la signification historique mondiale de la Révolution, je serai tentée de dire que la Révolution fut d’autant plus importante qu’elle ne relevait pas du capitalisme. Tout d’abord, même si elle fut impulsée par des intérêts bourgeois, elle mobilisa inévitablement des forces populaires qui poussèrent la révolution au delà de ses limites bourgeoises. Il est intéressant de remarquer comment les intérêts matériels de la bourgeoisie l’incitèrent à articuler certains principes révolutionnaires, notamment le principe d’égalité qui pouvait être adopté par des forces plus radicales, et également lors des luttes anti-coloniales. Une bourgeoisie luttant contre les privilèges aristocratiques et pour des « carrières ouvertes aux talents » – même si l’objectif principal était de conserver ouvert l’accès aux offices –, avait de bonnes raisons d’adopter un discours d’égalité. Dans une société structurée par une hiérarchie de statuts – les trois états –, cela avait du sens pour les membres bourgeois du tiers état de poursuivre leurs intérêts de classe en insistant sur l’égalité de tous les hommes. Cela n’était pas le cas chez les idéologues du capitalisme en Angleterre. Même quand ils partaient du principe, comme John Locke, que les hommes étaient naturellement égaux, ils étaient obligés de justifier le droit de propriété et d’expliquer pourquoi l’égalité naturelle était compatible avec une énorme inégalité de fortune et avec l’exploitation coloniale. Si la bourgeoisie française a laissé un héritage d’idées révolutionnaires c’est parce qu’elle n’était pas capitaliste et que ses intérêts matériels résidaient autre part que dans la propriété capitaliste.

Par ailleurs, vous vous refusez à confondre l’apparition de l’État-nation et celle du capitalisme. Comment justifiez-vous cette position ? Cela signifie-t-elle que l’appui sur l’État-nation peut devenir une dimension d’une politique anticapitaliste ?

Je soutiens que l’État nation moderne ne présupposait pas le capitalisme. En France, par exemple, il y a eu un État nation sous la forme d’une monarchie absolutiste, bien avant le développement du capitalisme. Mais cela ne signifie pas que le capitalisme n’a pas été soutenu par l’État dès son origine, et cela ne signifie pas non plus qu’il n’a pas besoin de l’État aujourd’hui. Le capitalisme a besoin d’une administration fiable et d’un ordre légal pour maintenir les conditions qui sont nécessaires à l’accumulation du capital. Et cela pourrait être encore plus vrai dans l’économie mondialisée d’aujourd’hui. Le capital a besoin de l’État plus que jamais pour organiser des circuits économiques que le capital ne peut gérer lui-même. Mais je ne peux pas imaginer que, dans le futur prévisible, il y ait un État global pour soutenir l’économie globale. Ainsi le capital global continuera à dépendre d’un système d’États locaux territoriaux, et cela présente des possibilités pour les politiques anti-capitalistes, à l’opposé de certaines théories de la mondialisation qui suggèrent que l’État est devenu non pertinent et que donc les politiques nationales et locales sont futiles.

Dans un dernier chapitre, vous arrivez à la conclusion que l’on a confondu avec erreur le capitalisme et la pensée des Lumières et que cette confusion permet une justification malhonnête du capitalisme. Quel est le cœur de votre argumentation ?

Il est difficile d’être bref ici, tout particulièrement car l’expression les « Lumières » signifie beaucoup de choses différentes. Mais si nous parlons des idées classiques des Lumières françaises, je peux dire la chose suivante : une fois qu’on a pris en compte ce que j’ai dit à propos des intérêts matériels de la bourgeoisie française, qu’on a en tête les Lumières, et toutes ces aspirations à l’éducation et l’amélioration (improvement) de l’humanité, on peut confronter tout cela à la doctrine anglaise de « l’amélioration » (improvement) qui signifie amélioration de la propriété, l’augmentation de la productivité et du profit. Cela ne signifie pas que les principaux penseurs des Lumières françaises étaient des démocrates radicaux, mais que les intérêts matériels de la bourgeoisie française, en particulier ses intérêts en faveur d’une « carrière ouverte aux talents » et tout particulièrement aux carrières d’État, a produit une idéologie différente de l’idéologie de classe d’une classe capitaliste dont l’objet principal était de poursuivre la maximisation du profit par l’intermédiaire de la compétition dans la sphère de la production.

Entretien réalisé par Baptiste Eychart, paru en version réduite dans Les lettres françaises d’Avril 2010. Supplément à L’Humanité du 3 avril 2010

Ellen Meiksins Wood, L’origine du capitalisme. Une étude approfondie. Traduit de l’anglais par François Tétreau, Lux, 2009, 315 p.

Voir également sur le site : le chapitre 9 du livre, Modernité et postmodernité, à la rubrique Philosophie, et le chapitre du Capital de Karl Marx, Le secret de l’accumulation primitive, auquel se réfère Ellen Meiksins Wood


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