En matière de crise, il en est une que chacun semble s’employer activement à oublier aujourd’hui : celle de la « gauche ». Idéologiquement désorientée, écartelée entre « tout culturel » et « surmoi radical », régulièrement défaite à l’élection suprême depuis le dernier mandat du défunt Mitterrand, la gauche n’en finit plus de traverser ses épreuves. Jean-Pierre le Goff, ami politique de l’hémisphère gauche du globe idéologique, n’en oublie pour autant pas que l’amitié est un pacte tacite où l’on doit faire la part des défauts et les qualités : d’où cet essai au titre évocateur, La Gauche à l’épreuve. 1968-2011.
Vitupérations contre « le monde de la finance », visites opportunes d’usines, ne suffiront en effet pas à gommer les 30 dernières années d’une logique où l’alternative fut réduite à la peau de chagrin de l’alternance. Les noces du socialisme et du modernisme, le divorce d’avec les classes populaires, les valses hésitations autour du socle républicain commun, le tout assaisonné d’une conversion à cette forme de gauche que l’on qualifie de « morale »… , tout cela livre une ardoise qu’une éventuelle victoire présidentielle ne parviendra pas à effacer.
Si l’on veut bien faire preuve d’un peu de mémoire, 1984 doit sonner comme le nom d’une mutation fondamentale dont l’effet fut l’invasion de l’idée de « modernisation » dans le logiciel de gauche. La modernisation, apologie inconditionnelle de l’impérative transformation économique, technologique…, introduisit également ce sentiment amer de friabilité généralisée à laquelle rien ne devait échapper (travail, compétences, savoirs…) face à une société toujours mouvante, immaîtrisable, qui ne proposait plus pour horizon que l’urgence et l’adaptation.
Tout cela ne put aller sans effets politiques collatéraux : lutte des classes et classe ouvrière remisées au placard, la question sociale se mâtinât progressivement d’enthousiasmes identitaires, d’exaltations ethniques. La large conversion d’une part essentielle de la gauche à un gauchisme culturel imprégné d’un programme de libération des mœurs et des aspirations individuelles, n’arrangea rien à cette tectonique des plaques électorales, où le PS, en particulier, semblait ne plus parler fort que pour les nouvelles couches moyennes post-soixante-huitardes, tout en devenant inaudibles auprès des classes populaires traditionnelles.
Autant dire qu’il faudra de solides épaules pour inventer une gauche délivrée de l’incantation vertueuse et du froid réalisme gestionnaire.
Thierry Blin est Maître de conférences en sociologie. Il est l’auteur de L’Invention des sans-papiers. Essai sur la démocratie à l’épreuve du faible. PUF, 2010. Article paru dans l’Humanité du 15 février 2011.
Jean-Pierre Le Goff, La Gauche à l’épreuve 1968-2011, Paris, Perrin, 2011.