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Une interpellation salutaire
« Face aux nouveaux maîtres », de Valère Staraselski : la préface Vincent Ferrier

Plume combattante. Rares, aujourd’hui, sont les auteurs dont les articles, tribunes ou interventions de colloque, une fois rassemblés, forment un livre à part entière. Valère Staraselski est de ceux-là. Et il n’y a là aucun mystère : à rebours d’une époque où la mise en scène de soi est érigée en modèle, où le bavardage remplace souvent la discussion, voilà une plume et une parole structurées et structurantes. De la revitalisation de la politique contre ses égarements mortifères dans le spectacle, à la défense de la langue française comme « bien commun », en passant par la lutte contre le révisionnisme historique, c’est un même combat que livre Valère Staraselski dans l’espace public.
Un combat contre les « maîtres » de notre époque, ceux du capitalisme financier et global. Un ouvrage résolument tourné vers l’émancipation.

Laurent Etre. L’Humanité, 9 septembre 2012

La préface de Vincent Ferrier

Avec cet ouvrage, Valère Staraselski entre une nouvelle fois, mais plus offensive que jamais, dans le champ de bataille contre tous les fauteurs contemporains d’aliénation humaine. À savoir les nouveaux maîtres encore que ceux-ci ne soient pas consubstantiellement différents de leurs prédécesseurs ancestraux. Détenteurs du capital, actionnaires du CAC 40, financiers de tout poil, ainsi que leurs fondés de pouvoir politiques et autres porte-paroles et plumitifs médiatiques quelquefois parés du titre de philosophes, militaristes, colonialistes ou racistes divers. Le marché, voilà l’ennemi. Le marché et surtout son arsenal idéologique, façonneur de consciences, dont les angles d’attaque contre celles-ci sont multiples et immensément diversifiés ou parfois même inattendus. Attention, prévient l’auteur, les nouveaux maîtres peuvent être « des loups polis et souriants, qui ont vite fait de croquer notre envie de vivre ». Ainsi, par exemple, leur offensive si bien camouflée contre l’idée même de nation, notion éminemment antinomique de la mondialisation libérale, par le biais du communautarisme. Ou encore, ainsi qu’on le constate dans les entreprises et dans la société, par la pénétration d’une langue mise au service du capitalisme financier qui tend à recouvrir jusqu’à la langue maternelle alors que celle-ci, comme le rappelle Valère Staraselski, « est le moteur de la connaissance et de la réalisation de soi ». Sous leur pression systématique, une nouvelle anthropologie est née, reposant sur la séparation du moi et du monde, le nombrilisme exacerbé, la fascination de l’immédiat, la négation des vertus salutaires du doute et donc celle de l’action collective et réfléchie des peuples pour un autre monde. Il y a danger pour l’humanité, prévient l’auteur qui commente, à la fin de son recueil le livre du philosophe Dany-Robert Dufour L’individu qui vient…après le libéralisme, ouvrage qui donne à comprendre « pourquoi les peuples européens se tournent lentement mais sûrement vers l’extrême-droite et, concomitamment, comment les gauches sont idéologiquement siphonnées par le Marché. » Discours ô combien actuel !

Mais attention ! Ce serait une approche restrictive que de prendre l’ouvrage de Valère Staraselski pour un simple inventaire des « nouveaux maîtres », au demeurant relativement simple à établir et souvent bien connu. Il n’est pas, non plus, un programme politique, mais plutôt un discours de la méthode. De son titre, le premier mot est d’évidence le pivot : « face », comme « faire face ». Comment faire face ? En s’engageant. Mais qu’est-ce que l’engagement ? En choisissant son camp : mais quel est ce camp ? Finalement, comment être utile ? L’auteur est un militant de longue date, syndicaliste et communiste, qui a choisi définitivement le camp des pauvres et des opprimés, de la solidarité réelle en actes, le camp de l’altruisme, pas celui de la « gauche caviar ou de la gauche criarde », encore moins celui de l’égoïsme des bien-nés, des « héritiers ». Mais aussi et tout autant, un militant littéraire de la recherche incessante du sens de la réalité, fût-elle douloureuse. Ainsi qu’en témoignent de multiples titres : Il faut savoir désobéir, Dans la folie d’une colère très juste, Une histoire française, Vivre intensément repose, Nuit d’hiver, Voyage à Assise, Le maître du jardin entre autres. Sans oublier évidemment, quant à la thématique du présent recueil, ces deux essais capitaux concernant Aragon : Aragon l’inclassable et Aragon la liaison délibérée. Ce dernier titre étant absolument indispensable à quiconque se propose de réfléchir à la place de la création littéraire dans l’entreprise séculaire de transformation progressiste du monde. Entreprise séculaire, disons-nous précisément là réside l’intérêt majeur de Face aux nouveaux maîtres. Le livre ne consiste pas en une sorte de plaidoyer pro domo par son auteur, mais en une mise en situation de son propre cas dans la chaîne ininterrompue depuis des siècles de la création littéraire, philosophique en particulier et artistique. De Diderot à Aragon, de Robespierre à Gorki, de La Bruyère à La Fontaine, de Rousseau à Saint-Jean et les Evangiles… Raoul Vaneigem, Jacques Rancière, Jean Paulhan, Michel Surya ou Claude Simon, par exemple, sont également présents au rendez-vous, sans oublier Jean Ferrat, les 57 citations de prises de position militantes de la CGT (d’ailleurs judicieusement présentées dans un ordre non chronologique et conclues par deux citations du « grand Jacques Brel » et d’Aragon), et surtout le philosophe communiste italien Domenico Losurdo, dont on peut dire que le long entretien avec l’auteur est une pièce maîtresse de l’ouvrage.

Revenons sur le concept d’engagement qui est au cœur de l’ouvrage et qui est bien familier à tous ceux et celles qui luttent, mais que Valère Staraselski tient à préciser tant par son propre discours que par celui de bien de ses « invités ». C’est ainsi qu’il laisse la parole à l’ancien secrétaire national du PCF, René Piquet : « Derrière le terme « adhésion », il y a chez d’autres, l’approbation d’un absolu que représente la structure, en l’occurrence le Parti Communiste… Pour moi, ce n’est pas rien ! Je ne délègue pas au parti communiste le soin de me dire quoi faire ou dire. Je ne fais pas don de ma disponibilité, de ma capacité d’agir au Parti, je m’engage avec les communistes pour mettre en mouvement mes aspirations. » Et Francette Lazard d’ajouter : « Mon engagement est porteur d’absolu, mais avec des traits personnels qui vont me permettre d’éviter l’enfermement doctrinaire et de trouver le chemin de la complexité, de convictions ouvertes à l’autre, à l’inattendu. » L’essentiel, semble-t-il, est dit et, finalement, peut interpeler tant de militants communistes qui vécurent si douloureusement l’échec du « socialisme réel » et bon nombre de ceux d’entre eux qui s’interrogent profondément sur le positionnement actuel de leur parti (ou de ce qui fut leur parti). Valère Staraselski pousse d’ailleurs plus loin sa réflexion sur l’engagement tel qu’il peut être conçu et mis en œuvre par un intellectuel, un artiste un créateur, notamment un écrivain. Il reprend à son compte l’affirmation de Claude Simon : « Une œuvre de la pensée est une tentative de conjuration, de prise de possession et de transformation de la nature et du monde par leur recréation dans un langage. » Ecrire ne peut changer le monde, mais il peut changer le regard qu’on porte sur lui et, finalement, modifier le comportement social des hommes. On se permettra, en illustration de cette affirmation, de citer une des dernières chroniques du recueil dont la facture et le sujet peuvent à première vue paraître anecdotiques, mais en fait, au fond, très signifiante sur le rôle social de la littérature : dans les années 80, l’auteur, alors « pion » dans un lycée professionnel de Seine et Marne, parvient à maîtriser un dortoir d’adolescents pensionnaires grâce à la lecture collective, chaque soir à l’heure de l’extinction des feux, de pages choisies de Hitchcock, Maupassant, Daudet ou Salinger. Miracle de la littérature… En d’autres termes, par la lecture et l’écriture, refuser l’évidence, la disséquer, la désarticuler et faire « entrer l’infini » selon l’apostrophe célèbre d’Aragon. « Résister c’est créer » a pu écrire Lucie Aubrac. Retournons sa proposition : « Créer c’est résister ». Voilà une « prise de parti » que ne peuvent admettre les nouveaux maîtres, car elle contient, d’évidence, de la dynamite pour leur pouvoir.

Face aux nouveaux maîtres contient bien d’autres thèmes passionnants que l’on pourrait commenter à l’infini. Laissons au lecteur, interpelé si vivement par l’auteur, le soin de les découvrir, même si cela l’amène à quelques remises en question finalement salutaires. Et laissons le mot de la fin à l’auteur lui-même, par le titre donné à l’une de ses rubriques à la revue Vendémiaire en mai 2006 : « Haut les cœurs ! »

Face aux nouveaux maîtres, de Valère Staraselski. Editions L’Harmattan. 24 euros.


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