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Vieillissement du parc nucléaire, usure des salariés : une situation explosive ?
Les inquiétudes de 5 sociologues, Vincent de Gaulejac, Salvador Juan, Danièle Linhart, Anne Salmon, Annie Thébaud Mony, sociologues

L’opinion publique devient sensible à l’idée que l’organisation du travail et les nouvelles formes de management peuvent être la cause d’un malaise profond au sein des entreprises. Cette souffrance débouche sur une violence contre soi-même (les suicides en entreprise en sont la manifestation extrême) et contre les autres (harcèlement et formes graves d’agression physique). Des mesures urgentes sont à prendre. Un autre aspect du problème est plus souvent ignoré : les logiques managériales gangrènent aussi la qualité du travail. Elles sont en ce sens le vecteur d’un accroissement significatif des risques industriels.
Ces logiques ont été introduites au sein d’EDF. Elles sont désormais bien établies dans un contexte marqué par le vieillissement du parc nucléaire.

Les interrogations des physiciens et des chimistes sur le comportement du matériel en situation de vieillissement se multiplient. Des recherches sont d’ailleurs engagées. Ces questions entrent en résonance avec celles des sociologues et des psychologues du travail sur l’usure des salariés dont les compétences et la capacité de faire correctement leur travail se trouvent ébranlées par les modes d’organisation et les conditions de mobilisation managériales. Ces risques se précisent au fil des enquêtes de terrain. Il est de notre responsabilité de chercheurs de les porter au débat public.
Les directions ont parfois conscience du malaise qui frappe l’entreprise. Mais il n’est pas certain que les séances de massage proposées aux salariés stressés du nucléaire soient une réponse à la hauteur des enjeux et des risques de cette activité. Les "challenges" commerciaux conduisant les agents à venir travailler déguisés en cow-boys ou l’incitation à choisir un animal familier pour égayer la vie d’un service, ne sont pas non plus des mobiles suffisants pour des salariés en perte de professionnalité.

Deux croyances font écran pour appréhender les nouvelles menaces liées au travail. D’une part, le progrès technique pourrait compenser l’imperfection de l’opérateur : la machine serait infaillible. D’autre part, l’amélioration des modes de contrôle et de traçabilité limiterait les erreurs. Ces arguments sont toutefois fragiles. Car pour se conformer aux impératifs de rentabilités financières, les agents sont parfois conduits à ruser avec les normes et les contrôles. On l’a vu dans un autre contexte avec l’affaire Kerviel : ni la technique, ni le contrôle n’ont été en mesure de prévenir les opérations de camouflage qui ont coûté prés de cinq milliards d’euros à la Société générale.

A EDF, les conséquences ne seraient pas seulement financières. Elles engagent la santé publique et la préservation de l’environnement.

L’usure psychologique et sociale des salariés d’EDF n’épargne aucune catégorie du personnel. On la repère maintenant chez les cadres. Elle ne s’explique pas uniquement par le déclin des finalités de service public au profit des buts de performance financière. Le changement est aussi structurel. L’entreprise de service public s’est d’abord séparée de GDF. Devenue société anonyme, elle s’est fractionnée en plusieurs filiales distinctes. Les réseaux professionnels qu’avaient tissés les agents se sont disloqués. Toute une part de la coopération construite sur le long terme se trouve anéantie. La compréhension fine des rouages de l’entreprise sur laquelle reposaient en partie l’efficacité et la réactivité des agents vient d’être détruite.

Les restructurations touchent en fait le cœur de l’activité des salariés. Les agents parlent d’une frénésie de changements. Celle-ci déstabilise perpétuellement le travail des équipes. Tout est à réinventer en permanence : les savoirs adaptés, les réseaux nécessaires à l’accomplissement du travail. L’individualisation de la gestion des agents ne facilite pas ces adaptations collectives.

Le brouillage des repères crée des formes de désapprentissage dans un contexte de pression du court terme. La transmission des savoirs est devenue problématique. Soucieuse de s’émanciper de la culture de service public largement véhiculée par les anciens agents, l’entreprise ne leur permet plus de former les jeunes recrutés par la pratique du travail en binôme. L’acculturation fait son chemin sur le plan des valeurs, mais aussi sur le plan des métiers.

L’externalisation du travail et le recours à la sous-traitance sont massifs à EDF. Dans les centrales nucléaires par exemple, les arrêts de tranche, période essentielle de maintenance, sont marqués par l’arrivée d’une multitude d’entreprises sous-traitantes elles-mêmes constituées de salariés précarisés et tournants. Le rôle des agents se réduit souvent à la surveillance et au contrôle des prestataires en charge des opérations. La compétence technique échappe douloureusement à ces professionnels, tandis que l’expérience des travailleurs sous-traitants se disperse au fil des déplacements entre les centrales.

Voilà quelques éléments sur lesquels il est urgent de réfléchir pour éviter des catastrophes dont les conséquences humaines et environnementales seraient irréversibles. Les implications de l’angoisse au travail ne s’arrêtent pas aux frontières de l’entreprise. Comme le nuage de Tchernobyl se jouant des limites du pays, elles les transgressent. La concentration de la puissance industrielle et financière, l’emprise de l’organisation immédiatement rentable au détriment de l’institution porteuse de cohésion sont telles aujourd’hui que les nouveaux risques dans la sphère du travail, sont fondamentalement devenus des risques globaux et donc un enjeu de société.

Vincent de Gaulejac, sociologue clinicien, directeur du Laboratoire de changement social à l’université Paris-Diderot ;
Salvador Juan, sociologue des risques et de l’environnement, professeur à l’Université de Caen ;
Danièle Linhart, sociologue du travail, directrice de recherche au CNRS ;
Anne Salmon, sociologue du travail, professeure à l’université Paul Verlaine (Metz) ;
Annie Thébaud Mony, sociologue du travail et de la santé, directrice de recherche à l’Inserm.

Texte paru dans Le Monde du 5 octobre 2010


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