Nous le savons désormais, la compétition présidentielle comptera onze candidats. En théorie, le débat officiel devrait à présent se déployer pleinement. En réalité, tout conduit à redouter que la confrontation de projets ne se trouve toujours écrasée par un climat pollué par les affaires, pour le plus grand plaisir d’aventuriers démagogues s’évertuant à répandre la confusion. Relayé par une kyrielle d’intellectuels en cour, de faiseurs d’opinion autoproclamés ou de médiacrates bardés de certitudes, un scénario s’ébauche, dont on s’efforce de convaincre les Français qu’il serait inéluctable. Ainsi, l’enjeu de ce scrutin consisterait-il à départager Monsieur Macron de Madame Le Pen, sous-entendu les tenants de « l’ouverture » de ceux du « repli », les exaltés de la mondialisation « heureuse » des intégristes d’un nationalisme ethnique. C’est là jouer avec le feu… Placer l’extrême droite au centre du jeu politique… En faire l’alternative à un ordre social générateur d’injustice et devenu, pour cette raison, insupportable au plus grand nombre de nos concitoyens… Cet ordre auquel l’ex-banquier d’affaire s’identifie naturellement, comme en atteste la structure de son électorat potentiel.… Le plus terrible est que la gauche, face à ce choix en trompe-l’œil, fait penser au lapin tétanisé par les phares du véhicule qui va l’écraser. Consentant à sa marginalisation. Acceptant son éjection quasi-certaine du second tour. Résignée à la perte de crédit en découlant et la rendant inaudible du peuple. Pour cette raison, et quoi que l’on me rétorque (Jean-Luc Mélenchon, à en croire Le Monde de ce 18 mars, doit me classer au nombre de « ces amis de ‘’l’unité’’ » qui se livreraient contre lui « à un pilonnage démoralisant »), la question du rassemblement demeure l’un des enjeux majeurs de cette élection à nulle autre pareille. Jusqu’au dernier instant, il faudra par conséquent ne pas relâcher la pression citoyenne qui en porte l’exigence. En reprenant la plume sur cette question, je voudrais une nouvelle fois m’adresser à celles et ceux qui, dans notre camp, ne voient pas arriver le boulet qui nous laissera tous sur le carreau. Par commodité, afin de mieux ramasser les principaux éléments de la discussion, c’est la forme de la « lettre ouverte » que j’aurai choisi pour exprimer mes préoccupations.
« Les amis, il fallait que je vous livre ce que j’ai sur le cœur. En raison de tous les combats que nous avons livrés ensemble, depuis la campagne du « non » de gauche au Traité constitutionnel européen, voici déjà douze ans. En raison également de nos efforts partagés, au fil de ces années si chargées en rendez-vous politiques et sociaux, afin que surgisse dans ce pays une perspective d’espoir ne s’abîmant pas de nouveau dans la soumission à la doxa libérale. En raison enfin de cette lueur que nous avions allumée en créant le Front de gauche, en 2009, par un accord conjoint du Parti communiste français, du Parti de gauche et de la Gauche unitaire.
« Je connais, pour l’un l’engagement dans l’aventure que représenta la création du Parti de gauche, pour l’autre la certitude qu’il conviendrait dorénavant de fondre le PCF dans une nouvelle force composite, pour un troisième la farouche volonté de sauver ce qui peut encore l’être d’une extrême gauche n’ayant pas su tirer les leçons de ses erreurs d’analyse. Je respecte ces parcours, et d’autres encore, quoiqu’ils nous aient plus d’une fois divisés.
« L’heure est cependant trop grave pour que je ne vous dise pas à quel point votre inconscience des dangers du moment me fait véritablement très peur. Mes mots vous paraîtront peut-être durs. Ils le sont, à dessein. La lecture de très nombreux blogs ou contributions sur la Toile m’aura en effet permis de dresser, pour ainsi dire, le « portrait-robot » de la démarche qui vous conduit à vous opposer, avec tant de vigueur, à nos efforts pour réunir la gauche sur une plate-forme de rupture avec les errements d’un quinquennat agonisant, et pour aboutir à une candidature présidentielle unique.
« Manifestement, l’affaire est entendue pour vous. Vous paraissez vouloir suivre Jean-Luc Mélenchon lorsque, se détournant du pacte de non-agression théoriquement conclu avec Benoît Hamon, il explique : « Imaginez-vous que quarante jours avant le scrutin, je saute au cou (dudit Hamon), cela ferait des milliers d’abstentionnistes de plus. » Ou lorsque la porte-parole du candidat, Raquel Garrido, se perd dans la condescendance, c’est-à-dire dans la tentation de l’hégémonisme : « Benoît Hamon n’est là que pour tenter de réduire l’influence de Jean-Luc Mélenchon, c’est ça la vérité. »
« Je n’en veux pas moins reprendre quelques-uns de vos principaux arguments et tenter, de nouveau, de vous convaincre qu’ils nous mènent, qu’ils amènent toute la gauche, à une authentique catastrophe.
L’UNION EST-ELLE DEVENUE POUR VOUS UNE ILLUSION ?
« À vous suivre, même un accord politique acceptable ne permettrait pas de nous éviter une nouvelle trahison. Vous faites, par exemple, valoir qu’avec une représentation bien plus forte qu’aujourd’hui, le Parti communiste n’aura pu s’opposer ni à la dérive libérale des septennats de François Mitterrand, ni aux renoncements ayant conduit feue la « Gauche plurielle » à la déconfiture du 21 avril 2002. Est-ce toutefois l’union en tant que telle qui s’en trouve condamnée, ou plutôt la manière dont elle a été pratiquée ?
« Vous auriez pu, éventuellement, instruits de ces expériences, vous interroger sur la possibilité (et la nécessité) de construire autrement le rassemblement. En l’adossant à un rapport de force transformé par l’intervention des citoyens et du mouvement social, en osant assumer en son sein la conflictualité positive des cohérences en présence. À mes yeux, si échec il y aura eu dans le passé, c’est d’abord parce que la gauche transformatrice se sera laissée balloter dans une alternance de phases « d’union sans combat » (c’est-à-dire sans que soient menées jusqu’au bout les discussions de fond) et de « combat sans union » (où la division aura, in fine, alimenté une désorientation faisant d’elle sa première victime).
« Si vous faites généralement l’économie de cette réflexion, c’est qu’il vous faut coûte que coûte établir que toute parole socialiste, fût-elle réorientée à gauche, ne serait que mensonge augurant de reniements ultérieurs. D’ailleurs, certains d’entre vous ne manquent jamais de souligner, aux benêts que nous serions, que si Jean-Luc Mélenchon devait se retirer devant Benoît Hamon, et que ce dernier l’emportait, nous nous trouverions ensuite menacés de voir débarquer à l’Assemblée nationale une majorité de députés PS, au fond identique à celle qui procéda, en 2012, de la victoire de François Hollande.
« Sauf que l’interlocuteur socialiste actuel n’aura pas été choisi par l’appareil « solférinien ». Il aura trouvé sa légitimité dans le vote d’électeurs qui, à près de 60% de majorité, se seront mobilisés pour éliminer le représentant des orientations mises en œuvre au sommet de l’État ces cinq dernières années. C’est si vrai que, vous l’aurez constaté comme moi, le candidat Hamon ne cesse de subir les assauts des nomenklaturistes hollando-vallsistes, lesquels ont parfaitement saisi que sa désignation résonne comme la condamnation sans appel de toutes les trahisons du quinquennat, d’un CICE faisant un pont d’or aux actionnaires sans le moindre impact sur l’investissement et l’emploi, à une loi El Khomri ouvrant la brèche de la destruction du droit du travail.
« Qu’il existe, avec le vainqueur de la « primaire » socialiste, des différences substantielles, par exemple sur le revenu universel d’existence, et que le vote de janvier ne suffise pas à tout régler, c’est l’évidence. C’est d’ailleurs ce qui justifie, dans les délais impartis par cette séquence électorale, la proposition du PCF : rechercher plutôt un « pacte de majorité » structuré autour de quelques axes essentiels, et non un programme de gouvernement supposant de plus longs débats de clarification.
« La prise en compte des désaccords ne saurait en effet amener à ignorer que le peuple de gauche aura fait, voici deux mois, l’éclatante démonstration qu’il demeurait… à gauche. Doit-on alors renoncer à ce qui était jusqu’alors notre plus grande force, le souci constant de peser sur la réalité et d’influencer le cours des événements, à la différence d’une extrême gauche qui se sera toujours contentée de dénoncer au lieu de construire ? Ne voyez-vous vraiment pas qu’un début de dynamique positive se sera amorcée, et que ses retombées peuvent s’avérer décisives pour l’avenir de la gauche autant que de la France, à condition que nous sachions l’investir ?
« TOUT SAUF LE PS » POUR ABOUTIR À UNE MAJORITÉ ALTERNATIVE ?
« J’ai bien saisi le fond de votre argumentation. La bataille du rassemblement à gauche nous détournerait, en fin de compte, de l’objectif d’une « majorité alternative ». Ce serait l’inexistence de ladite alternative qui ferait grandir le péril d’extrême droite. J’ai d’ailleurs lu, sous la plume de l’un d’entre vous, je ne le nommerai pas ayant pour lui le plus grand respect, qu’une « nouvelle déception précipiterait le pays dans un véritable cauchemar ». Comme si le « cauchemar » ne se dessinait pas d’ores et déjà à l’horizon… Comme s’il valait mieux laisser la gauche éliminée du second tour de la présidentielle, plutôt que de risquer « une nouvelle désillusion »...
« Loin de moi l’envie de légitimer mon point de vue en brandissant les spectres du passé. Il n’empêche ! C’est le « tout sauf la social-démocratie » qui aura toujours entraîné notre camp dans l’impasse, pour ne pas dire dans la tragédie. C’est même ce sectarisme poussé à son paroxysme qui aura, dans les années 1930, interdit à la gauche allemande de faire barrage au parti nazi, alors que le front unique entre socialistes et communistes l’eût sans doute permis, jusqu’à la veille de 1933. Je le sais, vous allez pousser les hauts cris, m’accuser de vouloir vous culpabiliser. Je ne prétends évidemment pas que les situations fussent comparables. Je crois seulement que nous sommes, en France, au seuil d’un basculement historique, où l’extrême droite ne s’est jamais approché aussi près du pouvoir, au risque de voir la République mise à bas, et où une droite chauffée à blanc recycle une large partie de la rhétorique nationale-lepéniste. Pour le moins, cela devrait amener chacun à s’affranchir des attitudes routinières et des raisonnements à courte vue.
« Sachant qu’il allait encourir « le sincère effroi ou la feinte indignation des imbéciles et des charlatans », pour reprendre ses termes, Léon Trotsky écrivait à juste titre que « dans la lutte contre le fascisme, nous sommes prêts à passer des accords pratiques avec le diable, avec sa grand-mère » et même, ajoutait-il, avec les assassins de Rosa Luxemburg. Lui, dont les hérauts de la « révolution citoyenne » ne pourront jamais suspecter l’engagement, se montrait, en 1932 (soit l’année précédant l’installation de Hitler à la tête du Reich), plus clairvoyant que bien des « Insoumis » de 2017, auxquels leur connaissance des drames du passé devrait interdire de s’enfiévrer de leur propre radicalité.
« Il est, bien sûr, intellectuellement séduisant d’en appeler à une « majorité alternative ». Cela dit, de quoi parle-t-on précisément ? D’une majorité portant une nouvelle offre politique, en rupture avec l’austérité et l’accommodement social-libéral des gouvernants d’hier, quitte à ce qu’elle réunisse toutes les énergies de gauche cherchant à retrouver le chemin du peuple ? Ou bien, comme je le devine, d’une majorité qui ferait subir à notre PS le sort de son homologue grec du Pasok ? Permettez-moi de vous dire qu’ici l’incantation sombre dans une approche parfaitement abstraite. Tournant le dos à ce principe fondamental qui commande à la politique d’agir sur le réel, et en temps réel.
« Le réel, en l’occurrence, c’est que notre peuple sort d’une longue succession de défaites, qu’il vient encore d’acquitter la terrible facture de cinq ans durant lesquels il aura vu piétiner toutes ses attentes. Ce qui aura généré un immense découragement, un dévastateur sentiment d’impuissance face aux menées d’un capital plus avide de profits que jamais. En de pareilles circonstances, la division de la gauche, comme celle d’ailleurs du syndicalisme, ne fait qu’affaiblir un peu plus les capacités de résistance et égarer plus d’une conscience. Seul un mouvement inverse, aboutissant à une convergence de propositions, fût-elle partielle, pourrait remobiliser des millions de citoyens et les détourner de l’abstention, de la tentation d’un vote du « moindre mal » ou… de la dérive vers le pire.
ALLEZ-VOUS PRENDRE VOTRE PART DE LA DÉFAITE ANNONCÉE ?
« Ne pas, dès lors, se saisir de la plus petite possibilité de renverser la tendance, est irresponsable. Ne pas tout tenter pour éviter à la gauche une élimination presque inévitable du tour décisif de la présidentielle, qui consacrerait son affaiblissement pour de très longues années et lui laisserait une représentation parlementaire probablement exsangue, est insupportable.
« Non seulement l’unité de la gauche, des organisations du mouvement ouvrier, du camp progressiste aura toujours été la condition de grandes avancées politiques et sociales. Mais, maintenant, bafouer le sursaut de centaines de milliers d’électeurs et électrices à l’occasion de la « primaire » socialiste aboutira à mettre la gauche hors-jeu. Elle laissera la compétition électorale de ce printemps se jouer entre une extrême droite se nourrissant de la souffrance populaire, une droite rêvant d’une brutale contre-révolution conservatrice et libérale, et la coalition de financiers ou oligarques soutenant Monsieur Macron dans l’espoir que cela conduise ce pays à se soumettre définitivement aux vues de la finance.
« Au fond, les amis, lorsque vous croyez punir le PS des turpitudes du hollandisme, vous ne faites, involontairement je vous l’accorde, que consentir à la punition des classes travailleuses et populaires, laquelle dure pourtant depuis trop longtemps. Lorsque vous expliquez qu’il faut se concentrer uniquement sur la dynamique à donner à la campagne Mélenchon, mais que vous affichez pour tout objectif de devancer le candidat socialiste dans les urnes, vous prenez, sans y prendre garde, votre part d’une défaite politique annoncée, parmi les plus dures que nous ayons eu à connaître. Lorsque vous dites percevoir une irruption populaire à travers le succès de la marche de ce 18 mars (succès dont je me félicite également, tant il est salutaire de réunir, dans le contexte actuel, des milliers de personnes en faveur de la VI° République), vous vous illusionnez sur la possibilité de bouleverser la donne politique à partir de la seule candidature du leader de la « France insoumise ».
POURQUOI VOUS ENFERMER AINSI DANS UN HOLOGRAMME DE BATAILLE ?
« En résumé, au risque de vous paraître un tantinet brutal, lorsque vous vous exaltez à propos des chances de Jean-Luc Mélenchon, je crains que vous ne soyez dupes d’un hologramme de bataille pour le changement. À l’arrivée, non seulement le candidat ne s’alignera pas au départ du sprint final pour l’Élysée, mais la grande recomposition, que nombre d’entre vous escomptent manifestement, ne verra pas le jour. Ne voyez-vous vraiment pas qu’il n’y a que des destructions à attendre d’un certain nombre de comportements suicidaires, qui vont jusqu’à opposer des candidats à ceux du PCF-Front de gauche dans toutes les circonscriptions législatives de l’Hexagone ? Ne vous est-il pas devenu évident que la fragmentation de la gauche contribue à installer Monsieur Macron en rempart face à la représentante du Front national, ce qui est le meilleur cadeau que l’on puisse faire au personnage formé par la banque Rothschild ?
« J’en termine. Comprenez bien que je ne vous reproche pas un choix fondé, sinon sur une conviction complète, du moins sur l’enregistrement d’une proximité programmatique partielle avec Jean-Luc Mélenchon. Actant l’échec de ses efforts pour le rassemblement, et quoique le débat se poursuive en son sein, le PCF s’est lui-même rallié à ce vote. Rien ne vous oblige pour autant à insulter l’avenir, en vous acharnant à décrier le bien-fondé de l’exigence d’unité. Après tout, il y a quelques jours, Laurent Mauduit, l’un des fondateurs de Mediapart, suggérait qu’à défaut de s’accorder sur une candidature présidentielle unique, Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon pourraient au moins faire jouer les synergies entre leurs campagnes, en valorisant a minima leurs convergences. Même cela aura été rendu impossible, et l’inspirateur de la « France insoumise » n’y aura pas été pour rien. Résultat, aucun des deux représentants de la gauche ne sera, dans cette présidentielle, en mesure d’incarner une sortie par le haut de la crise qui mine la gauche.
« Pour ce qui me concerne, je continuerai jusqu’au bout à agir pour le rassemblement. Loin des approximations et des injures, je tenais à vous dire pourquoi. Afin que l’aspiration à l’union forme une digue contre une démoralisation si forte qu’elle place le vote de gauche à un niveau exceptionnellement bas dans les sondages… Afin que nous puissions, au moins, tirer un bilan sérieux des derniers mois, quand l’heure sera venue et que vous aurez rendez-vous avec votre très probable désillusion… Bien fraternellement. »