Alors que l’antisémitisme s’affiche de nouveau sans retenue dans nos sociétés occidentales malades, souvent associé à l’antimaçonnisme et à toutes les formes de stigmatisation des minorités, voici un ouvrage plein de subtilité et de profondeur.
L’humour est souvent le dernier rempart contre le désespoir absolu des victimes d’exactions, c’est particulièrement le cas des communautés juives dans le monde, une manière de puiser en soi des ressources insoupçonnées. C’est également une forme de résistance contre l’oppresseur, une résistance impossible à réduire.
Richard Papp est anthropologue. Il étudie depuis longtemps la communauté religieuse de la place de Bethlen à Budapest, en Hongrie. Il publia un premier compte-rendu de ses travaux en 2004. Son observation est dite participante, puisqu’il fut totalement intégré à cette communauté au point de vivre, comme d’autres chercheurs très intégrés, le phénomène de « home blindness », dont il finit par s’affranchir pour prendre conscience de l’importance de l’humour comme sujet d’étude.
« L’humour, dit-il, est en effet un élément culturel qui s’avère déterminant dans la vie de la communauté juive hongroise. « L’humour est indissociable de la synagogue. Sans lui, comprendre cette religion et cette communauté serait très probablement impossible. Les supporter serait particulièrement difficile, tout autant que le fait d’endurer la vie elle-même » écrivait le regretté Tamàs Raj, un rabbin fort estimé dans toute la communauté juive hongroise, dans son ouvrage intitulé 100 + 1 histoires yiddish. »
Et de poser la question : « Mais qu’est-ce donc que l’humour juif ? ». Finalement, c’est une blague qui le définit le mieux : « c’est une histoire qu’un non-juif ne comprendra jamais, tandis qu’un juif, lui, n’y prêtera même pas attention parce qu’il la connaît déjà et qu’il est capable de la raconter beaucoup mieux ».
« Mener des recherches sur l’humour permet non seulement de déterminer quelles identités particulières et quelles situations de vie y sont associées, mais aussi de mieux comprendre les récits culturels que cet humour interprète, des situations de vie précises, des stratégies identitaires et culturelles, ainsi que les composantes complexes d’une synagogue de la communauté contemporaine de Budapest. Voilà donc l’objectif de ce travail. »
Ce livre, rédigé en 2018, alors que la communauté juive de la place Bethlen de Budapest fêtait le 86ème anniversaire de sa fondation, est divertissant par l’humour qu’il rapporte à travers les fameuses « blagues juives », certaines connues en dehors de la communauté, d’autres non, et surtout, nous permet d’approfondir notre connaissance des cultures juives, si riches et si complexes. Mais, Richard Papp nous alerte aussi sur l’usage que nous pouvons faire de ces blagues, parfois utilisées par les antisémites. « Nous pouvons rire de tout, enseignait Pierre Desproges, mais pas avec n’importe qui. »
L’humour juif obéit à des modèles traditionnels. Nous pouvons distinguer des structures dans les plaisanteries, qui se répètent et que nous pouvons retrouver parfois dans d’autres cultures, très éloignées, la culture Tchan par exemple, comme l’histoire du débat non verbal entre le pape et le rabbin.
L’autodérision est très présente dans le « canon culturel » des blagues juives.
« Au fil de mes recherches, écrit Richard Papp, mes interlocuteurs ont constamment souligné que l’essence de l’humour juif est la liberté de plaisanter sur des thèmes liés au rite ou à l’observance religieuse, chose qui serait considérée comme blasphématoire par d’autres religions. Cette « liberté » conférée par l’humour approfondit la spécificité de la religion juive au sein de la communauté. »
C’est un trait constitutif de l’identité juive, même si des marqueurs particuliers sont présents dans la communauté juive hongroise.
L’humour fonctionne selon deux registres, celui du recadrage de contexte et celui du recadrage de sens. Des stéréotypes qui renforcent l’identité et les liens au sein de la communauté peuvent être utilisés hors de la communauté juive dans une volonté d’offenser.
L’humour juif peut aussi enseigner des stratégies à mettre en œuvre, dans certaines situations, par une minorité vulnérable confrontée à une majorité plus ou moins oppressante. Certaines plaisanteries permettent de mieux s’adapter à des situations difficiles. Ainsi, les histoires rassemblant Kohn et Grün illustrent bien des situations vécues. Exemple :
« L’oncle Kohn ne sait ni lire ni écrire, pourtant il est shamash, gardien de la synagogue. L’oncle Kohn en est très attristé et, ne sachant que faire de lui, se rend en Amérique. Après avoir débarqué, il voudrait fumer une cigarette, mais ne trouve pas de bureau de tabac nulle part au port. Il réfléchit alors à la bonne affaire que ça serait d’y ouvrir un bureau de tabac. Il économise et réalise ce projet.
Son magasin est un grand succès. Il en ouvre un de plus et un autre encore, puis il se lance dans des affaires plus variées. Il devient ainsi millionnaire.
Le président de la Banque Nationale américaine lui rend alors visite et lui propose de placer son argent à la banque. L’oncle Kohn est d’accord. A la banque, on lui apporte des papiers à signer : "Veuillez apposer votre signature ici et là". Et l’oncle Kohn réplique : – Ouais, ben si je savais écrire, je serais encore shamash quelque part en Hongrie ! »
Les histoires humoristiques recueillies par Richard Papp au sein de la communauté juive hongroise moderne illustrent des périodes particulières de la construction et de l’évolution identitaires de la communauté face aux événements rencontrés : émancipation, guerres, exclusions, assimilations… Elles sont des constituants de la mémoire de la communauté, témoignent des grands traumatismes, holocauste et période communiste notamment, et des résistances aux tentatives d’anéantissement de la communauté juive.
Autoréflexion, autodérision, auto-ironie caractérisent l’humour juif. Aucun domaine de la vie ne lui échappe, pas même le champ religieux et traditionnel.
« Ce recours à l’auto-dérision, conclut Richard Papp, assure l’inviolabilité de l’éthos de cette tradition dans la vie spirituelle, malgré l’imperfection humaine et les différences de visions du monde ou de styles de vie – ou plutôt, justement, en en tenant compte. L’émergence d’autostéréotypes dans l’humour contribue à dégager une lecture sociologique. Les stratégies d’adaptation développées dans les interactions avec la société majoritaire, leur évaluation et l’interprétation permanente à travers l’autodérision assurent une continuité de la culture juive et la possibilité de coexistence avec ces autres communautés majoritaires. »
Juifs et non-juifs ont beaucoup à apprendre de cet humour, les premiers dans une modalité interne, les seconds, évidemment, dans une modalité externe. Cependant, étant tous vulnérables, les ponts entre l’interne et l’externe peuvent aisément être établis pour le bien de tous.
Vous ne seriez pas juif par hasard ? Humour et culture dans une communauté juive de Budapest. Richard Papp
Editions de L’œil du Sphinx, 36-42 rue de la Villette, 75019 Paris – France – www.oeildusphinx.com