La gravité de la crise sanitaire, due à la pandémie du Covid-19, le temps distendu aussi, lié au confinement, font naître ici et là beaucoup de réflexions, de propositions, d’échanges entre intellectuels, acteurs sociaux, simples citoyens. Des groupes se forment, durables ou éphémères. Effervescence salutaire, à condition de mettre de l’ordre dans les urgences.
La première est sans aucun doute scientifique et politique. Médecins, épidémiologistes, biologistes, sont ici en première ligne, pour soigner, prévenir et protéger des attaques du virus. Une lutte de vitesse est engagée entre progression de la maladie, ravages de la mortalité, disponibilités humaines et matérielles des structures hospitalières de réanimation, et nécessité épistémologique de suivre des protocoles éprouvés, donc lents, de fiabilité et d’efficacité des résultats thérapeutiques. Comme il est normal, ces questions suscitent divisions, dissensions entre spécialistes, sans qu’il soit besoin de leur rajouter, contestations partisanes, querelles de personnes et susceptibilités d’ego, qui existent partout ! Est-il préférable de transporter à grands renforts de techniques, de personnels, et de communication, par TGV médicalisés, hélicoptères lourds ou avions sanitaires, quelques malades à l’autre bout de la France, plutôt, comme on l’a entendu, que « réarmer » des lits de soins intensifs en région parisienne ? Peut-on en médecine d’urgence s’affranchir de méthodologies assurées pour tenter de sauver des vies ? La polémique et l’engouement autour de l’hydroxychloroquine en témoignent.
En dernière analyse, en ce domaine comme en d’autres, ce n’est pas aux experts, quelle que soit leur qualification, de trancher, mais au pouvoir politique de prendre ses responsabilités, et d’en assumer démocratiquement devant la nation les risques présents et à venir. A cet égard, les déclarations du Premier ministre et du Président de la République sont sans équivoque et bien venues. Elles n’exonèrent pas des carences et des sous-investissements passés, ni des erreurs récentes (le maintien du 1er tour des élections municipales), mais elles définissent les rôles dans le fonctionnement démocratique de la société.
On n’en est que plus à l’aise pour s’étonner dans cette phase d’urgence d’insuffisances curieuses. Comme souvent en termes de santé publique, l’exclusivité est mise sur les données médicales. Le nombre de décès et de cas d’affections avérées au coronavirus, même uniquement à l’hôpital, devrait pourtant permettre d’en savoir plus sur le profil des patients : outre l’âge, toujours mis en avant, la catégorie socioprofessionnelle, le lieu de résidence habituel ou temporaire (important en cette période de forte mobilité vers les zones rurales), le lieu et le mode de travail, etc. Ce n’est pas seulement là curiosité de chercheur en sciences sociales, mais souci d’application directe pour le traitement et la prévention de la maladie : modes de contagion, milieux favorisants, qui préciseraient les hypothèses sur les inégalités géographiques et économiques, et pas seulement pour la fracture numérique, sur l’influence de la pollution ou les aérosols phytosanitaires.
Une fois l’épidémie surmontée, les défis de l’urgence sociétale seront autrement plus redoutables. Chacun s’en va disant aujourd’hui, qu’après cette épreuve, rien ne sera plus comme avant, que, « quoi qu’il en coûte », il faudra revaloriser les salaires de tous les soignants, des enseignants, de ceux qui auront fait fonctionner la société en temps de crise (caissières, chauffeurs, logisticiens), réinvestir dans l’hôpital public, dans l’éducation, la recherche. On en accepte l’augure. Mais on se rend bien compte que la notion même de résilience, si galvaudée ces jours-ci, va à l’encontre de cette révolution des logiques et des pesanteurs. L’Etat aura beau promettre des dizaines de milliards d’euros d’aides diverses pour relancer l’économie, et pallier la baisse des revenus de millions de salariés et d’indépendants, il faudra beaucoup plus, et beaucoup plus longtemps, pour que la répartition de l’allocation de la richesse change radicalement, que les plus riches, mais aussi la majorité des classes moyennes, consentent, pour notre survie, à un peu moins de consommations individuelles, et à beaucoup plus d’investissements collectifs. Est-ce possible, même si c’est nécessaire ?
Du côté des entreprises, les difficultés d’approvisionnement en masques, en respirateurs, en médicaments, devraient aussi entraîner des révisions déchirantes en matière de localisation d’usines, d’entrepôts. Cette réindustrialisation indispensable pour assurer le maintien des secteurs stratégiques de la nation signifie que la minimisation des coûts salariaux, les dividendes versés aux actionnaires, ne soient plus les mobiles déterminants des dirigeants. C’est moins une révolution morale qu’un réflexe de bon sens collectif, dont « les premiers de cordée » doivent donner l’exemple. En auront-ils la clairvoyance et l’audace ?
Enfin, il est un enjeu, qui peut paraître moins urgent, mais plus rude encore, car il est idéologique. Le séisme que nous vivons ne favorise pas seulement le regain de tous les complotismes populistes parmi les couches les moins cultivées de la population. Il encourage aussi un certain nombre d’intellectuels, de gauche comme de droite, à prôner, avec une écoute souvent complaisante, une espèce de repli identitaire, dénonçant tour à tour les méfaits environnementaux et sociaux de la mondialisation, la « barbarie » des métropoles, et développant plus généralement un discours anti-ville. Ils n’hésitent pas à tordre l’histoire en assimilant l’urbanisation contemporaine à la cité assiégée derrière ses murailles, au contraire d’une ruralité mythifiée qui correspondrait à des périodes d’expansion matérielle et culturelle.
On ne répétera jamais assez combien cette vision régressive des civilisations est délétère. Elle nie les vertus universelles et de longue durée du progrès et de l’échange, liés à la ville. Si l’on ne fuyait pas l’anachronisme et l’exagération, on craindrait que l’épidémie actuelle ne nous replonge, en même temps que dans les peurs collectives des pestes noires, dans le long silence des confinements et des restrictions matérielles et spirituelles que fut en partie le Moyen Age. Il faut certes relocaliser une partie de l’économie productive, bannir les mobilités inutiles, sans oublier ce que le dernier demi-siècle représenta aussi pour la découverte scientifique, l’espérance de vie ou l’imagination créatrice. Si le Covid-19 et ses morts injustes pouvaient nous convaincre, et de l’un et de l’autre, le drame mondial que nous vivons aura, à un prix très élevé, fait progresser l’humanité.
Guy Burgel est géographe, professeur à l’Université Paris Nanterre
auteur de Questions urbaines, éditions de l’aube, 2017