En juin 1941, Hitler lance une vaste opération militaire contre l’URSS. Très vite, les nazis assiègent la capitale. Mais l’Armée rouge et la résistance populaire renversent la donne. Un tournant majeur dans la guerre.
Fin novembre 1941, l’offensive allemande contre Moscou, baptisée « Typhon » et commencée le 5 octobre, était à deux doigts d’atteindre son objectif. Les divisions du 3e groupe blindé de la Wehrmacht qui devaient encercler la ville par le nord avaient poussé jusqu’à Dmitrov, à 67 km au nord de la capitale, sur le canal de la Moskova à la Volga. Les unités les plus avancées du 41e corps blindé avaient atteint Lobnia, à 27 km au nord. À l’ouest, les Panzer décrivaient un arc de cercle autour de Moscou, de Krasnaïa Poliana à Zvénigorod (48 km à l’ouest). Les avant-postes de combat de la 2e Panzerdivision se trouvaient au terminus du tramway de Moscou, dans les faubourgs de Khimki, à 16 kilomètres du Kremlin ! Au sud, la 2e armée blindée de Guderian atteignait le centre industriel de Toula (193 km), que l’Armée rouge et les milices ouvrières défendirent avec acharnement et que Guderian ne prit jamais.
Le 29 novembre, Staline demanda au général Gueorgui Joukov, qui dirigeait la défense de la capitale, de lui dire « honnêtement, comme un communiste », si l’on pouvait encore sauver Moscou. Joukov expliqua que c’était possible, que les Allemands étaient épuisés mais qu’il lui fallait des renforts.
Depuis l’attaque allemande contre l’Union soviétique, le 22 juin 1941, l’Armée rouge n’avait cessé de reculer, perdant des centaines de milliers d’hommes, tués, blessés ou prisonniers. Joukov et Alexandre Vassilievski, chef adjoint de l’état-major général, soumirent à Staline un plan pour une contre-offensive qu’il accepta.
Dans la nuit du 5 au 6 décembre, sur 1 000 kilomètres de front, l’Armée rouge se lança contre les lignes allemandes et les bouscula. Les nazis ne s’y attendaient pas, certains pensaient que les Soviétiques n’avaient plus la force d’entreprendre quoi que ce soit. Le commandant de la 2e Panzerdivision, Heinz Guderian, écrivit dans son journal : « L’offensive vers Moscou a échoué… Nous avons sous-estimé la force de l’ennemi, tout comme celle des distances et du climat. »
Le 8 décembre, Hitler signa sa directive n° 39, ordonnant à la Wehrmacht de prendre une position défensive sur tout le front. Celle-ci n’y parvint pas. Ses chefs eux-mêmes disaient à Hitler que c’était impossible, qu’il leur fallait se replier pour consolider leurs lignes. Sans l’approbation d’Hitler, ils ordonnent une retraite. Hitler en annule l’ordre. Il renvoie Guderian le 25 décembre, avec les généraux Hoepner et Strauss, commandants de la 4e Panzer et de la 9e armée. Fedor von Bock, qui dirigeait l’opération « Typhon » depuis ses débuts, est licencié et Walther von Brauchitsch, le commandant en chef d’Hitler, est démis de ses fonctions, remplacé par… Hitler lui-même ! « La tâche du commandant en chef, explique-t-il, est de mener les troupes selon les préceptes du national-socialisme, et je ne vois aucun général qui ferait cela comme je veux que cela soit fait. »
Les Allemands furent repoussés de 150 et 300 kilomètres tout autour de la capitale. Le blitzkrieg d’Hitler avait échoué. « Quand les gens me demandent ce dont je me souviens le plus de la dernière guerre, dira Joukov, je réponds toujours : la bataille pour Moscou. Elle a enterré le plan “Barbarossa”. »
Les combats autour de Moscou dureront jusqu’au début de l’année 1942, mais les Allemands n’entreront jamais dans la capitale soviétique et l’opération « Typhon » se soldera par un échec indiscutable. La bataille aura fait 2,5 millions de morts, dont 2 millions de Soviétiques.
Hitler et ses généraux prétendirent qu’ils avaient été battus non par les Soviétiques, mais par le « général hiver ». Aujourd’hui encore, des historiens et des journalistes reprennent cette antienne. Dans un rapport sur la bataille de Moscou commandé par les Américains au général von Greiffenberg, celui-ci écrit : « Le sort de la bataille de Moscou résulte de la combinaison des deux facteurs (sous-estimation de l’adversaire, surestimation de soi). Une chose, cependant, doit être réfutée : le mythe qui donne la faute à l’hiver russe. La faute réside exclusivement dans nos insuffisances » [1].
Donc, Joukov avait demandé des renforts. Et il les reçut. D’où venaient-ils ? Fin septembre-courant octobre, l’agent soviétique à Tokyo, le communiste allemand Richard Sorge, se dit convaincu que les Japonais n’attaqueront pas en Extrême-Orient soviétique. Il était donc possible de rapatrier à l’Ouest une partie importante des troupes positionnées à la frontière orientale, aux limites de la Mandchourie. Le 12 octobre, une réunion eut lieu entre Staline, le commandant de la flotte d’Extrême-Orient, le général I. R. Apanasenko, le commandant en chef du la flotte du Pacifique, l’amiral I. S. Yumashev, et le premier secrétaire du comité régional du Primorié, du PCUS, Pegov. Il apparut malheureusement qu’un tel transfert de troupes pouvait prendre plusieurs mois. Dix divisions d’Extrême-Orient, ainsi qu’un millier de chars et d’avions devaient être envoyés à Moscou par le Transsibérien à plus de 9 000 km. Or, la ligne de chemin de fer était déjà encombrée par les convois formés pour évacuer d’ouest en est les réfugiés des zones occupées par les nazis, les usines et leur personnel.
Le sens de l’organisation d’Apanasenko et l’engagement des cheminots firent des miracles. Les divisions d’Extrême-Orient parcoururent tout le pays avec armes et matériels en seulement dix à vingt jours.
L’Obersturmbannführer SS Otto Skorzeny le révélera plus tard : « En novembre et décembre, notre aviation, qui, même alors, ne disposait pas d’un nombre suffisant d’avions, n’a pas pu attaquer efficacement le chemin de fer Transsibérien, grâce auquel les divisions sibériennes sont venues à la rescousse de la capitale alors que Moscou était déjà considérée comme condamnée en octobre. (…) Je pense qu’en dépit de la boue, du gel et de l’impraticabilité des routes, malgré la trahison et la médiocrité de certains chefs, la confusion dans notre logistique et l’héroïsme des soldats russes, nous aurions capturé Moscou début décembre 1941 si de nouvelles unités sibériennes n’avaient pas été engagées au combat. »
La contre-offensive de décembre mettait fin à un véritable calvaire de deux mois. Le mois d’octobre avait été terrible pour les Russes. Orel (368 km au sud-ouest de Moscou) était tombé dès le 3, Briansk le 6 (347 km au sud-ouest), Kaluga le 13 (159 km au sud-ouest), Kalinine (Tver) le 14 (176 km au nord-ouest) et, le 16 octobre, les Allemands étaient déjà à Mojaïsk (110 km à l’ouest). Les nazis laissaient derrière eux deux « chaudrons » : à Briansk, trois armées soviétiques étaient encerclées ; à Viazma, 37 divisions. À la surprise des Allemands, les Soviétiques, cependant, ne se rendirent pas ; ils se battirent. Il y avait là 670 000 soldats, l’équivalent de 45 divisions, 1 200 chars et 4 000 canons. Les combats dureront une vingtaine de jours, suffisamment pour freiner la Wehrmacht.
La freiner, mais pas l’arrêter. Après Mojaïsk, ils conquirent Maloïaroslavets, le 18 octobre ; Naro-Fominsk (70 km au sud-ouest), le 21, et Volokolamsk (129 km au nord-ouest), le 27, après de rudes combats, tandis que les Panzer de Guderian fonçaient vers Toula (193 km au sud de Moscou).
Le 14 octobre, Staline ordonna l’évacuation d’une partie des membres du gouvernement et de la direction du Parti vers Kouïbychev (actuellement Samara), à 862 km à l’est-sud-est de Moscou. Molotov, le chef de la diplomatie russe, invita les ambassadeurs et les journalistes étrangers à faire de même. Ces annonces déclenchèrent la panique dans Moscou.
La radio cessa d’émettre. Pour la première fois de son histoire, le métro fut fermé ; il devait être miné comme nombre de bâtiments publics. La colère gronda chez les ouvriers, dont les salaires n’étaient pas payés à cause de la fuite des directions de certaines entreprises. Il y eut des émeutes, des pillages. Mais tout le monde ne paniqua pas. Par milliers, des jeunes gens et jeunes filles s’enrôlèrent dans les opolchtenié, les milices de défense. Les hommes rejoignaient le front à Mojaïsk, les filles construisaient les ouvrages de défense, certaines allèrent au combat. Le 18 octobre au matin, Staline, qui s’était plongé la veille dans les « Mémoires » de Mikhaïl Koutouzov, vainqueur de Napoléon Ier en 1812, se rendit à la gare de Kazan, où l’attendait son train spécial. II arpenta le quai au vu de tous puis, au bout d’un moment, sans rien dire, fit demi-tour et remonta en voiture. Contre la volonté de ses gardes, il descendit la fenêtre de sa limousine et traversa Moscou en saluant de la main ceux qui croisaient sa route. La nouvelle fit le tour de la ville. Staline ne part pas !
Autant que la loi martiale, décrétée le 19 octobre, et l’ordre donné au NKVD (ancien nom du KGB) de tirer à vue sur tous les traîtres et les pillards, la décision de Staline de rester à Moscou non seulement rétablit le calme, mais fut reçue comme un encouragement à se préparer à se battre.
La situation, cependant, exigeait davantage. Le 24e anniversaire d’Octobre approchait. Chaque année, le 7 novembre, une parade militaire en marquait la date. Et cette année 1941 ? Du centre de Moscou, on entendait le canon, et les raids de l’aviation nazie ne cessaient pas. La direction soviétique consulta Joukov : pouvait-on organiser un défilé sur la place Rouge ? Il acquiesça, pourvu qu’on renforce la défense aérienne.
Le 6 novembre, on transporta à la station de métro Maïakovskaïa des sièges prélevés au Bolchoï. La traditionnelle réunion consacrée à l’anniversaire de la révolution se déroula sous terre. Staline y prit la parole. Il en appela au patriotisme, aux grands noms de l’histoire russe. Il ne cacha pas la gravité de la situation et il ne la cachera pas le lendemain, le 7 novembre, quand, du haut du mausolée de Lénine, il s’adressera aux 28 500 soldats et officiers qui vont défiler : « Camarades soldats et marins rouges, commandants et travailleurs politiques, partisans et partisanes ! Le monde entier voit en vous une force capable d’anéantir les hordes d’invasion des bandits allemands. Les peuples asservis de l’Europe, tombés sous le joug des envahisseurs allemands, vous regardent comme leurs libérateurs, Une grande mission libératrice vous est dévolue. Soyez donc dignes de cette mission. La guerre que vous menez est une guerre libératrice, une guerre juste. Puissiez-vous vous inspirer dans cette guerre du glorieux exemple de nos grands ancêtres, Alexandre Nevski, Dimitri Donskoï, Kouzma Mininc, Dimitri Pojarski, Alexandre Souvorov, Mikhaïl Koutouzov ! Que le drapeau victorieux du grand Lénine vous rallie sous ses plis ! »
« La parade historique du 7 novembre 1941 sur la place Rouge, les interventions de Staline des 6 et 7 novembre consolidèrent le changement d’état d’esprit des masses qui étaient passées du doute et de l’abattement au courage et à la conviction de la victoire », écrit l’archiviste Mikhaïl Gorinov. Une multitude de témoignages sur l’influence mobilisatrice et inspiratrice exercée par la parade sur la population a été conservée. Le commandant d’armes de Moscou K. R. Sinilov rapportait : « Avant la parade, j’avais reçu beaucoup de lettres du peuple. De certaines lettres émanait un doute, on sentait, dans quelques-unes, que nous ne pourrions pas tenir Moscou. (…) Après la parade, je n’ai plus reçu aucune lettre de ce genre. Au contraire, on m’écrivait qu’il fallait défendre Moscou, que nous en avions la force, que nous en avions la certitude » [2].
Après 1941, Moscou n’a vu aucun défilé jusqu’au 24 juin 1945, afin de célébrer, alors, la victoire définitive sur le nazisme.
Article paru dans l’Humanité Dimanche du 6 Novembre 2021
[1] Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, « Barbarossa : 1941. La guerre absolue » (Passés/Composés, 2019).
[2] Mikhaïl M. Gorinov, « Le quotidien de la capitale assiégée : vie et état d’esprit des Moscovites (1941-1942) », dans « le XXe Siècle des guerres ». Groupe d’histoire sociale, les Éditions de l’Atelier, Paris 2004.