Le livre de Domenico Losurdo Gramsci, du libéralisme au communisme critique, paru en 1997 et qui vient d’être traduit par les éditions Syllepse, constitue une contribution de premier plan à la réflexion sur le mouvement communiste aux 19ème et 20ème siècle.
L’exercice était périlleux. La lecture des textes de Gramsci est déroutante [1], notamment ses Cahiers de prison, et sans une solide connaissance de la culture qui baignait l’époque, le danger était grand d’isoler les concepts utilisés du moment historique qui les voit surgir. Pour saisir l’originalité théorique et politique de Gramsci, D. Losurdo utilise au contraire une « approche qui appelle d’abord l’attention sur les problèmes concrets posés et imposés par l’époque historique à Gramsci pour examiner ensuite les réponses fournies naturellement à partir de la biographie intellectuelle de l’auteur et des éléments culturels que l’époque historique met à sa disposition ». Ce faisant, il montre en permanence les rapports étroits qui unissent ses différents écrits, refusant de mettre à part les Cahiers de prison, comme s’il s’agissait de textes écrits sous l’emprise de la solitude et de la défaite.
Il est hors de ma portée de montrer dans cet article toute la richesse du livre. Sans prétendre en économiser la lecture, je m’en tiendrai à signaler son intérêt sur deux points : la critique du concept d’extinction de l’Etat ; « le couple de concepts communisme messianique / communisme accomplissement de la modernité, ou encore marxisme tabula rasa / marxisme héritage critique » avancé par D. Losurdo pour appréhender la place originale de Gramsci dans le mouvement communiste.
D. Losurdo s’attaque à ce qui fût considéré comme un monument dans la culture marxiste, la théorie de l’extinction de l’Etat [2], exposée notamment, et radicalisée selon lui, dans l’ouvrage de Lénine L’état et la révolution, un des livres de chevet du mouvement communiste au cours du 20ème siècle.
Il s’attache à montrer la complexité, plus grande qu’il n’y paraît si l’on s’en tient aux citations les plus classiques, de la pensée de Marx, voire d’Engels, sur la question (citant ainsi leur avertissement sur le danger que l’anti-autoritarisme « se transforme en communisme de caserne »). Considérant que la fonction de garantie et d’assurance de l’Etat, évoquée ponctuellement par ces derniers auteurs et exercée à un moment donné au profit d’une classe dominante, reste une nécessité dans une société sans classe, il émet la thèse selon laquelle c’est sous la double pression des libéraux (en leur concédant une vision idyllique des Etats-Unis, où l’Etat était réduit à sa plus simple expression) et des anarchistes (Bakounine prône « la suppression de tout droit juridique légal et son remplacement par le fait révolutionnaire », p.167), que Marx et Engels ont forgé le concept d’extinction de l’Etat, pour parer l’accusation d’étatisme. Pour D. Losurdo, « l’anti-jacobinisme anarchiste, ou plus ou moins anarchisant, est le résultat d’une défaite » (celle de 1848, puis celle de 1871) et prend « la signification d’un repliement douloureux, et d’une renonciation douloureuse à un programme concret de transformation des institutions existantes ». Pour sa part Gramsci, pour qui il n’existe pas de société sans Etat, considère que « dans la dialectique des idées, c’est l’anarchisme qui continue le libéralisme, non le socialisme, car toute la tradition libérale est contre l’Etat » (p 161) . On peut certes voir dans cet extrait d’un article du journal Ordine Nuovo le contre-pied de la revendication au prolongement de l’héritage libéral par le communisme, mais elle est révélatrice de la constance de son auteur à combattre l’anarchisme.
D. Losurdo ne considère pas cette conception de l’Etat comme l’erreur fatale source de tous les maux ultérieurs. Il explique au contraire son poids « redoublé » dans le mouvement communiste par la Première Guerre mondiale, l’ampleur inouïe de ses atrocités et la haine de l’Etat qu’elle a pu engendrer. Citant Bakounine, pour qui la représentation est comme Saturne qui « représentait ses propres enfants à mesure qu’il les dévorait » (p 167), il juge qu’ « au cours de la Première Guerre mondiale, même les états libéraux ou libéral-démocratiques fonctionnent effectivement de la manière décrite par le philosophe anarchiste, étant donné qu’ils immolent tranquillement des millions d’hommes et de représentés dans un gigantesque rite sacrificiel » (p 144). Dans ce contexte de « monstrueuse oppression des masses laborieuses par l’Etat, qui transformait les pays avancés en bagnes militaires », rêver rétrospectivement d’un Lénine rectifiant ses théories ou d’un « gramscisme » supplantant le « léninisme » et corrigeant, en pensant mieux l’Etat, la trajectoire de l’histoire est donc une vision idéaliste, au sens d’une vision coupant les concepts du mouvement historique. Losurdo met d’ailleurs en évidence l’évolution embarrassante de Lénine lui-même, après la révolution, devant les problèmes rencontrés par le nouveau pouvoir.
Pour Gramsci « appeler libéraux les bourgeois d’aujourd’hui, qui ont perdu la conscience de la valeur morale de la liberté, c’est pire que de la bizarrerie », car ils n’ont plus rien à voir avec les libéraux du passé qui « créaient un nouveau monde économique et moral, en brisant les limites de tout esclavage antérieur ». Et de conclure : « le programme libéral intégral est devenu le programme minimum du Parti Socialiste » (pages 58-59).
D. Losurdo lui-même, après Gramsci, met en rapport la question de l’héritage avec celle du « rôle révolutionnaire » de la bourgeoise. A côté des textes de Marx et d’Engels sur l’ampleur des crimes qui marquent l’époque dominée par la bourgeoisie, il rappelle ce passage du Manifeste communiste : « ce bouleversement incessant de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports figés de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant même d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés d’envisager leurs conditions d’existence avec des yeux désabusés » (page 126). Ou encore cette autre citation de Marx [3] sur la construction du marché mondial qui brise « l’antique isolement local et national » : « l’unilatéralité et l’étroitesse nationale deviennent toujours plus impossibles, et de toutes les littératures nationales et locales naît une littérature mondiale ». La position de Gramsci, notamment la notion de révolution passive, consiste à considérer que la capacité d’initiative de la bourgeoisie ne s’achève pas en 1848, contrairement à la thèse de la « décadence idéologique de la bourgeoisie » avancée par Marx et Engels à certains moments. En conséquence la question de la confrontation à son héritage reste ouverte. A propos du rapport du marxisme à la philosophie classique allemande, Gramsci précise ainsi qu’il s’agit d’un « processus en mouvement » et non « d’un cycle historique désormais clos, dans lequel l’absorption de la partie vivante de l’hégélianisme est déjà définitivement accomplie, une fois pour toutes ». Après la révolution, Lénine polémique lui-même avec « ceux qui bavardent trop, et trop à la légère, sur la culture prolétarienne » : « il nous suffirait pour commencer d’avoir une véritable culture bourgeoise, il nous suffirait pour commencer de nous passer des types particulièrement invétérés de cultures pré-bourgeoises, c’est-à-dire bureaucratiques ou féodales ». Pour lui, le marxisme « loin de rejeter les grandes conquêtes de l’époque bourgeoise », a « assimilé et repensé tout ce qu’il y avait de plus précieux dans la culture humaine plus de deux fois millénaire » (p139). Pour Losurdo « le difficile équilibre observé chez Marx entre légitimation et critique du moderne, qui semble déjà se dégrader avec la thèse de la décadence de la bourgeoisie, tombe en crise avec la seconde guerre de 30 ans, c’est-à-dire la période tragique qui va de 1914 à 1945 » (p 136).
Là encore, « la terrible expérience de massacre faite par les divers Etats en lutte, même les Etats libéraux et démocratiques, qui se présentent effectivement comme des Molochs sanguinaires, décidés à sacrifier des millions et des millions d’hommes sur l’autel de la défense de la patrie et en réalité de la concurrence impérialiste, cette expérience traumatisante ne peut que renforcer la tendance à la liquidation de la modernité » (p.143). Domenico Losurdo voit ce contexte comme favorable à l’irruption de ce qu’il appelle le communisme messianique, qu’il oppose aux positions anti-utopiques de Gramsci : « l’attente d’un début de l’histoire absolument nouveau, et qui fasse table rase du passé, condamné dans son ensemble comme histoire du pouvoir et de la domination, ne peut pas ne pas favoriser les tendances anarchistes » (p.144). Gramsci considère au contraire que le passage au communisme, la « société réglée », durera probablement « des siècles » (p.113). D’où son refus de s’abandonner à une attitude messianique et son « réalisme » (p.169). Il oppose la posture de Savonarole à celle de Machiavel (en qui Losurdo voit le théoricien de l’unité nationale), l’acte arbitraire à l’acte nécessaire, la velléité à la volonté. Pour Gramsci, la lutte pour une société nouvelle peut d’ailleurs prendre « une forme de religion et d’excitant (mais à la manière de stupéfiants) » (p.180). Domenico Losurdo remarque avec malice qu’elle peut donc se transformer en cet opium évoqué dans un texte de Marx sur la religion.
Relevons encore, parmi les nombreux autres thèmes abordés, les pages sur l’attitude de Gramsci à l’égard du colonialisme (p. 71-74). Si les positions de Gramsci se situent résolument dans la lignée anti-colonialiste de la 3ème Internationale, sous l’impulsion des bolcheviks, (« quelles que soient les conséquences qui doivent en sortir, il ne faut pas retarder la libération des indigènes de toute servitude »), on peut relever l’originalité de leur expression. Ainsi lorsqu’il invite à en finir avec « l’égocentrisme de nous autres européens », « nous nous croyons le centre de l’univers, et nous imaginons à peine qu’en dehors de nous, en dehors de notre vieille sphère continentale, il y ait de grands mouvements d’activité humaine, où sont déjà en cours d’élaboration des événements qui pourront avoir des répercussions sur nos destinées » ou lorsqu’il évoque « la poussée immense d’un monde riche de spiritualité vers l’autonomie et l’indépendance ». Défendant « le caractère générique » de l’homme et de l’humanité, Gramsci est amené à combattre Bergson pour qui « humanité » signifie « Occident ».
Le nom de Gramsci a eu longtemps un parfum étrange. A côté des références obligées du marxisme, on ne connaissait pratiquement de sa pensée que le mot « hégémonie », qui sonnait vaguement comme une alternative à la notion de dictature du prolétariat, ainsi que l’expression « intellectuels organiques » de la classe ouvrière. Sans oublier d’étudier ces notions, Losurdo nous dresse un tableau bien plus riche de cette pensée. Et pour lui Gramsci n’est pas un penseur isolé. Sa communauté de pensée avec Palmiro Toggliatti [4]est d’ailleurs mise en valeur dans le livre. Mais, pour ce qui nous concerne plus directement, comment ne pas voir dans le refus de renier en bloc l’héritage historique et dans la volonté d’enracinement national, une parenté avec la démarche qui s’imposa au PCF à partir du Front populaire, celle de défendre les libertés dites encore bourgeoises et de prendre appui sur elles pour avancer dans la voie du progrès social. Si, pour Gramsci, « la saignée de 71 coupa le cordon ombilical entre le nouveau peuple et la tradition de 93 », on peut penser que le Front Populaire rétablit ce lien, ou du moins l’affermit.
Gramsci participe donc d’un mouvement qui s’exprimera à partir de la période du Front Populaire. Losurdo cite à ce propos l’invitation de Georges Dimitrov, l’homme qui contribua au choix de la stratégie du Front Populaire au sein du mouvement communiste, à « recueillir tout ce qu’il y a de précieux dans le passé historique de la nation » [5] (p. 170), comme signe de sa convergence avec Gramsci sur l’enracinement nécessaire du communisme dans la réalité nationale. Quelques années plus tôt dans sa joute avec les thèses sur l’exportation de la révolution, avec la critique du « mécanisme » qui fait découler la maturité politique pour la révolution de la maturité économique (p 118), Gramsci donnait des arguments théoriques en ce sens.
Au-delà de cette période, le livre aborde le bilan du mouvement communiste au cours du 20ème siècle. Pour Gramsci, « liquider le passé comme irrationnel et monstrueux signifie réduire l’histoire à une suite grotesque de monstres » (p 211). C’est dans le même esprit que D. Losurdo évoque la révolution d’Octobre. Il considère qu’elle a exercé une « profonde influence au niveau mondial, non seulement en donnant à l’Orient et au Sud de la planète une impulsion décisive au processus de décolonisation, mais en stimulant également de profondes transformations en Occident ». Il cite à cet effet le propos « d’ un implacable mais lucide adversaire du communisme », Hayek, sur la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en 1948. Pour Hayek, « ce document est ouvertement une tentative de fondre les droits issus de la tradition libérale occidentale avec la conception complètement différente de la révolution marxiste russe ». D. Losurdo en conclut que « l’Etat social qui s’est réalisé en Occident ne peut être pensé sans l’impulsion et le défi provenant de la révolution d’Octobre ». En quelque sorte, les forces dominantes auraient fini par réagir selon cette leçon de Gramsci : « on se montre plus avancé en se plaçant du point de vue selon lequel l’adversaire peut exprimer une exigence qui doit être incorporée, même si c’est un moment subordonné, dans sa propre construction ». « Mais, poursuit D. Losurdo, les régimes nés sur la vague de la révolution bolchevique n’ont pas pu se mesurer concrètement à cet Occident qu’ils avaient eux-même contribué à modifier en profondeur » (p. 190) [6]
D. Losurdo se défie de l’attirance pour les vaincus qu’il décèle parfois dans la vogue autour de Gramsci, ou d’autres personnages comme Che Guevara et Rosa Luxembourg. Pour lui, cette attitude vise à « proclamer sa fidélité aux idéaux du socialisme, son désaccord ou son malaise à l’égard du capitalisme triomphant et du nouvel ordre international, sans prendre position sur le bilan historique du ou des régimes nés de la révolution d’Octobre ». Cette attitude respectable « a liquidé l’essentiel de la leçon de Marx et d’Engels, qui ont constamment insisté sur le fait que la théorie révolutionnaire se développe à travers la confrontation avec le mouvement historique réel », contrairement à Gramsci qui ne construit pas une théorie critique sans rapport avec le mouvement réel de transformation.
Il serait vain de chercher dans les textes de Gramsci la réponse actuelle à la question « quelle théorie est appelée à stimuler le processus révolutionnaire et quel sujet politique et social à le diriger ? » que pose Domenico Losurdo (p175). Les concepts à l’œuvre dans le mouvement historique au 21ème siècle ne sont pas nécessairement les mêmes ou bien n’ont pas le même sens. Il en est ainsi, par exemple, de l’Etat. Ce n’est pas la lecture de Gramsci qui nous permettra de dire dans quelle mesure le spectre de l’Etat-Moloch est à jamais et en tous lieux repoussé, ou si le problème de l’heure est dans la décomposition de l’Etat par les nouvelles classes qui dominent le monde, ou encore si l’émergence d’un Etat mondial est à l’ordre du jour.
Mais comme nous ne pensons pas le monde sans bagages, la pensée révolutionnaire se doit pour être féconde de considérer, à la manière de Gramsci et de Losurdo, la compréhension, l’assimilation et le dépassement de l’héritage, y compris l’héritage conceptuel du mouvement communiste dans ses contradictions, comme une oeuvre permanente.
Article publié par Vendémiaire en janvier 2007
[1] Antonio Gramsci (1891-1937) fût un des fondateurs du Parti communiste italien. Pour compléter la connaissance de ses textes, on peut se procurer notamment Gramsci dans le texte, publié en 1975 aux Editions sociales, et Cahiers de prisons, publiés en 1996 chez Gallimard
[2] En quelques mots : l’Etat n’est qu’un instrument de la domination d’une classe sur une autre et il doit s’éteindre dans une société sans classe.
[3] On regrettera à ce sujet que les référence des textes de Marx et d’Engels soient données exclusivement dans les différentes éditions berlinoises de leurs œuvres, ce qui ne facilite pas la tâche du lecteur peu spécialiste de ces textes.
[4] N’y a-t-il pas un lien entre le discours de Gramsci à la chambre des députés, face à Mussolini, « vous conduisez l’Italie à la ruine et à nous communistes reviendra de la sauver », et les positions politiques de Togliatti en 44-45, sa recherche d’une stratégie enracinée dans le terreau italien, qui se manifesta aussi en 1956 avec l’idée de « voie italienne au socialisme » ?
[5] Au 7ème congrès de l’Internationale communiste.
[6] La connaissance de la vision d’ensemble qu’a D. Losurdo de cette période historique passe par la lecture complémentaire du livre Le révisionnisme historique, paru récemment chez Albin Michel, où il récuse notamment les thèses sur la parenté entre nazisme et communisme et sur la filiation entre totalitarisme et révolution française, et où il analyse les pages noires de l’histoire des démocraties libérales.