Le principal défi de nos sociétés modernes consiste à instaurer les conditions d’une coopération entre individus dont les opinions politiques, les convictions religieuses ou les origines culturelles diffèrent. Les nouvelles technologies de communication devraient ouvrir cette possibilité. Et elles l’ont fait, comme viennent de le montrer les mouvements populaires en Afrique du Nord. En Egypte, Twitter a permis de mobiliser des classes sociales jusqu’alors cloisonnées, qui n’avaient jamais engagé d’action politique commune. En Europe, cependant, les nouveaux médias n’ont pas encore été mis à profit de la sorte. Pourquoi ? Commençons par un paradoxe formulé bien avant l’invention de l’iPhone.
LE PARADOXE DE BURCKHARDT
Au XIXe siècle, l’historien Jacob Burckhardt définissait la modernité comme "l’ère des simplifications sauvages". Le paradoxe, selon lui, tenait à ce que la sophistication accrue des conditions sociales concrètes s’accompagne d’un appauvrissement des relations sociales. La thèse que je me propose de soutenir ici est que la complexité des moyens de communication dépasse notre capacité à en faire bon usage et, notamment, à établir une véritable coopération. La société moderne produit une complexité matérielle qu’elle ne sait pas exploiter.
A l’appui de cette thèse, je présenterai deux études de cas. La première a trait à une application informatique censée promouvoir le travail coopératif, dont les programmateurs avaient toutefois une conception trop primaire pour que l’effort aboutisse. La deuxième renvoie au mode de fonctionnement actuel du capitalisme : les inégalités empêchent la communication et la coopération au sein des organisations. L’appauvrissement des relations sociales s’illustre donc par une mauvaise compréhension des mécanismes de coopération et par les entraves inégalitaires à leur mise en oeuvre.
TECHNOLOGIE DE LA COOPÉRATION
GoogleWave est une application Web destinée à promouvoir le partage des idées. En matérialisant sur écran l’évolution des interventions, elle ouvre une plate-forme aux internautes qui peuvent ainsi prendre part à un projet en cours. Avec GoogleWave, la notion de laboratoire participatif s’est propulsée dans le cyberespace. Malheureusement, cette ambition a échoué ; l’application n’aura eu qu’un an d’existence, de 2009 à 2010, avant que Google n’y mette un terme.
Ayant moi-même été au nombre des utilisateurs de la version bêta, j’ai essuyé les plâtres. Le groupe dont je faisais partie s’était donné pour mission de recueillir des données et d’élaborer une politique en matière d’immigration à Londres. Les participants, disséminés en Angleterre et dans toute l’Europe, échangeaient des messages et chattaient régulièrement sur GoogleWave. Il s’agissait d’analyser les raisons pour lesquelles, en Angleterre, les immigrés de deuxième génération ont tendance à désinvestir le pays d’accueil de leurs parents - une problématique qui concerne tout particulièrement les familles originaires de pays musulmans.
Mais le défi était aussi d’ordre technique. Statisticiens et ethnographes, en effet, n’interprètent pas cette désaffection de la même manière. Les uns invoquent les obstacles à la mobilité sociale ; les autres considèrent que les jeunes, quel que soit leur mode de vie actuel, idéalisent les coutumes de leur pays d’origine. Un travail coopératif en ligne était-il en mesure de démêler la situation ?
GoogleWave suit un principe linéaire qui implique une progression continue vers un résultat clair et net. Ce programme simple, trop simple, ne prend pas en compte les complexités qu’engendre le travail coopératif. La linéarité de la trame narrative dissuade la pensée latérale, celle qui confronte des idées ou des pratiques différentes, hors des sentiers battus.
Face à l’impossibilité de combiner des strates complexes de signification, en termes sociaux aussi bien que techniques, notre groupe a vite épuisé le cadre prévu par le programme et nous avons fini par nous résoudre à prendre l’avion pour discuter de vive voix.
Finalement, GoogleWave a fait la preuve qu’en engageant un travail coopératif, les internautes étaient capables de gérer une complexité bien supérieure à celle que prévoyait l’application. Les études que j’ai consacrées au monde du travail m’ont d’ailleurs toujours ramené à ce constat : les capacités des travailleurs sont supérieures à l’usage institutionnel ou formel qui en est fait. C’est ce que montre aussi l’économiste Amartya Sen, dont la "théorie des capabilités" souligne l’écart entre les capacités cognitives de l’homme et leur réalisation dans la société moderne.
INÉGALITÉS ET COMPÉTENCES
Les inégalités, elles, reposent sur des "simplifications sauvages" qui inhibent la communication et, donc, la coopération. A priori, cette critique peut paraître absurde. Des structures fortement hiérarchisées, comme l’armée ou l’Eglise catholique, ne prouvent-elles pas que l’on peut oeuvrer ensemble à des missions ardues ? Il est pourtant des cas où les inégalités font obstacle à la coopération : quand les compétences d’un individu ne correspondent pas à la fonction qu’il occupe dans une organisation, quand un employé compétent est sous les ordres d’un chef incompétent. Dans un contexte institutionnel, cette inégalité a des conséquences désastreuses. Les subalternes se sentent incompris, aigris, soumis à l’imposture d’un petit chef, et la communication sociale tend à devenir de plus en plus primaire.
Dans l’idéologie méritocratique, une telle situation est inconcevable : seuls les plus compétents accèdent aux postes de cadres supérieurs. Le capitalisme moderne se fait fort de récompenser le mérite. A l’école, puis au bureau, nous sommes constamment évalués en fonction de nos aptitudes et de nos succès. Or, ce système méritocratique est fallacieux.
Bien souvent, l’artisan moderne (technicien, aide-soignant, enseignant) doit rendre compte à des supérieurs moins compétents que lui. Au fond, le capitalisme n’a pas su tenir les engagements de la méritocratie.
Le jargon managérial attribue les dysfonctionnements de la communication institutionnelle à l’"effet de silo". Les entreprises sont menacées par les travailleurs qui opèrent chacun dans leur silo, sans communiquer entre eux. Les théories du management déplorent tout particulièrement l’effet de silo chez les cadres dirigeants, qui perdent leur leadership et sont incapables de faire face aux problèmes s’ils restent en vase clos et se coupent du monde extérieur.
DEUX ANNÉES D’ÉTUDES
Je me suis interrogé sur le lien entre ce cloisonnement et les inégalités que nous venons d’évoquer à propos du mensonge méritocratique. Afin d’élucider le rapport entre cloisonnement et incompétence, mon équipe a passé deux ans à étudier les milieux financiers de New York et de Londres. Les témoignages ainsi recueillis ont permis d’établir si les cadres dirigeants étaient à l’écoute des techniciens subalternes et, notamment, des programmateurs chargés de concevoir les algorithmes à l’origine d’instruments financiers tels que les dérivés de crédit.
Il en ressort que les calculs mathématiques sont souvent aussi abscons pour les décideurs que pour le grand public. Les dirigeants d’une banque d’investissement détournent les yeux dès qu’il est question de détails techniques. "Quand je lui ai demandé de me résumer l’algorithme, dit une jeune comptable à propos de son supérieur, gestionnaire de produits dérivés et conducteur de Porsche, il en a été incapable."
Pour le sociologue, tout le problème des inégalités se résume au fait que les cadres supérieurs, malgré une rémunération et des responsabilités plus importantes, ont souvent des compétences techniques moindres que leurs subalternes. On retrouve le paradoxe de Burckhardt : les capabilités techniques des entreprises financières vont bien au-delà de l’usage qui en est fait. Les inégalités se mesurent ici au cloisonnement organisationnel.
LE SAVOIR ET LE POUVOIR
Dans nombre d’institutions financières, cette absence de mutualité est funeste. Elle sape l’autorité ; les employés remettent en question la légitimité des cadres dirigeants, ils leur en veulent et la colère qu’ils ravalent en présence du chef explose sitôt qu’il a le dos tourné. Enfin, ce type d’inégalité incite les techniciens à se retirer dans leur silo, à rester dans leur case, renonçant à tout dialogue avec leurs supérieurs. Autant de facteurs qui entament la loyauté envers l’entreprise. Lors de la dernière crise économique, quand les entreprises peinaient à resserrer les rangs pour survivre, nous avons pourtant vu que l’érosion de la loyauté et de la coopération avait des conséquences bien réelles.
L’enjeu sociologique tient donc à l’inversion du rapport entre compétence et hiérarchie. Dans ce contexte, les inégalités entraînent des simplifications sauvages ; elles mitent le tissu complexe de confiance et de respect mutuel qui fait la trame des organisations. Quand les individus restent en vase clos, la coopération perd toute sa substance.
Pour sortir du paradoxe de Burckhardt, il nous faudrait renouer avec l’artisan qui est en nous, apprendre à travailler avec la différence en vue d’une coopération plus efficace. En son temps, Burckhardt passait pour un pessimiste, nostalgique de l’idéal social de la Renaissance où les hommes cultivaient leurs capabilités à titre individuel. Aujourd’hui, une approche véritablement sociale des capabilités devrait nous rendre plus combatifs, nous amener à défier les formes de savoir et de pouvoir que le capitalisme a imposées dans un esprit arbitraire et inégalitaire.
Traduit de l’anglais par Myriam Dennehy
Texte publié dans Le Monde du 10 avril 2011
Né en 1943, cet éminent chercheur américain enseigne à la London School of Economics et à l’université de New York. Il est également romancier et musicien e ("Une soirée Brahms", 1985). Il a notamment publié chez Albin Michel "Le Travail sans qualité" (2000), "La Culture du nouveau capitalisme" (2006) et "Ce que sait la main. La culture de l’artisanat".