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Un usage ambigu de la notion de classes populaires (à propos du dernier livre de Christophe Guilluy)
Par Laurent Etre

Sorti en septembre, le dernier ouvrage du géographe Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires (Flammarion, 2014), continue de faire polémique. Dernière réaction en date, celle du sociologue « altermondialiste et libertaire » Philippe Corcuff, sur son blog du site d’information Rue 89 (http://rue89.nouvelobs.com/2014/12/08/christophe-guilluy-laurent-joffrin-neocons-gauche-256452).

Après d’autres, il y dénonce les « approximations et amalgames » de Christophe Guilluy et lui reproche d’en arriver « à relativiser, voire à banaliser dangereusement le racisme ».

Lecture faite de l’ouvrage incriminé, on ne peut que rejoindre cette critique. L’axe majeur du travail de Christophe Guilluy consiste à se pencher sur les ouvriers et employés relégués en périphérie des « grandes métropoles mondialisées ». Chiffres et cartes à l’appui, il met en évidence un mouvement de population jusqu’alors rendu invisible par une géographie trop centrée sur les territoires les plus attractifs d’un point de vue économique. Le problème est que cet effort, louable en soi, pour redonner visibilité à ces classes populaires se paie d’une tendance à ostraciser la situation sociale des populations issues de l’immigration.

En effet, Christophe Guilluy estime que les banlieues, où ces populations sont majoritaires, se situent « pour l’essentiel (...) au cœur des métropoles » et qu’en conséquence, « sans profiter autant que les couches supérieures de cette intégration au territoire les plus dynamiques, les immigrés bénéficient aussi de ce précieux capital spatial ». Il s’agit là d’une étrange négation des logiques d’assignation sociale et territoriale que subissent les populations immigrées. Un parti-pris d’autant plus surprenant que Christophe Guilluy entend le fonder sur des rapports de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (Onzus) qui compilent de nombreuses statistiques attestant ces logiques (http://www.onzus.fr). En réalité, le géographe ne retient que les chiffres servant son propos.

Ceci étant dit, les critiques de gauche adressées à La France périphérique, a fortiori celle de Philippe Corcuff, ne vont pas assez loin sur l’usage qui est fait de la notion de classes populaires. Au fond, pour Christophe Guilluy, les classes populaires, qu’elles soient d’origine française ou immigrée (une distinction en elle-même ambigüe), ne peuvent redevenir actrices d’une transformation révolutionnaire de la société. « On ne reprendra pas la Bastille. La manifestation, les luttes avec les corps intermédiaires, les syndicats ne modifieront en rien les rapports de force », est-il décrété. L’horizon d’émancipation des classes populaires se bornerait alors à l’affirmation d’identités culturelles. En effet, si Christophe Guilluy tend à opposer socialement les populations des banlieues et les classes populaires de la « France périphérique », il les rapproche subitement quand il est question d’affirmer une résistance culturelle à la logique de la mondialisation libérale.

C’est ainsi qu’il voit, par exemple, dans « l’islamisation des banlieues » (phénomène affirmé comme une réalité massive, sans aucune justification à l’appui), « d’abord un système de valeurs traditionnelles (...) qui contredit fortement l’évolution culturelle et sociétale des grandes métropoles. » Et fait un parallèle avec le vote FN : « On a beaucoup commenté le processus de réislamisation à l’œuvre en banlieue sans comprendre que ce processus d’affirmation identitaire est en réalité commun à l’ensemble de la jeunesse populaire. Aux dernières élections, près de 28% des moins de 24 ans ont voté pour une liste frontiste. Cette tendance participe de la même manière à un retour durable de la question identitaire au sein des milieux populaires ».

Christophe Guilluy formule-t-il son diagnostic, déjà discutable, dans l’optique d’une critique de cette « question identitaire » ? Pas du tout !

Face à la montée de divers communautarismes dans la société française, il ne propose absolument pas un réinvestissement dans le « vivre ensemble » républicain, mais une sorte de droit au « village » pour tous, appuyé sur ce qu’il appelle un « capital d’autochtonie » : « Des espaces ruraux aux banlieues, ce « capital du pauvre » (l’autochtonie -ndlr) est la garantie de liens sociaux partagés. Le « village » agit en effet comme un contre-modèle à la société mobile et mondialisée. »

La France périphérique déconnecte ainsi totalement la question du lien social de celle de la justice sociale. Le développement du lien social tel que l’entend Christophe Guilluy n’affecte en rien la structuration de la société par les rapports de classes. C’est le lien des miséreux, des gens de peu qui se serrent les coudes mais sans jamais envisager de mettre leur solidarité au service du renversement de l’exploitation qu’ils endurent. C’est un lien qui ne sert qu’à mettre du liant dans les rouages capitalistes.

Christophe Guilly estime que « les classes dominantes ont intégré depuis longtemps » les formes de contestation traditionnelles (manifestations, luttes syndicales...) et que celles-ci sont donc parfaitement inefficaces. Outre qu’une telle assertion aborde ces mobilisations comme un bloc homogène qu’elles ne sont pas, ne serait-ce que du fait de leurs variations d’intensité, on ne voit absolument pas en quoi ces mêmes classes dominantes pourraient être gênées que les classes populaires se mettent à deviser sur leurs identités culturelles respectives, leurs origines, leurs folklores, etc. Au contraire ! Si cela peut contribuer à les éloigner de la perspective d’une appropriation sociale des moyens de production, clé de leur émancipation concrète, la bourgeoisie ne peut qu’applaudir.

Philippe Corcuff fait crédit à l’auteur de La France périphérique de mettre à bas le « mépris de classe porté par certains discours élitistes stigmatisant uniformément les catégories populaires pour leur racisme supposé ». C’est en effet une arme largement utilisée par la bourgeoisie, aujourd’hui, pour tenter de discréditer d’emblée toute parole venant d’en bas. Et c’est bien le point fort de l’ouvrage de Christophe Guilluy, qui fait remarquer, en substance, que les catégories populaires n’ont pas attendues qu’on leur explique la réalité du multiculturalisme : « ce sont elles qui ont pratiqué dans le réel les échanges avec l’autre dans un contexte social et économique dégradé ».

Mais voilà, si l’essayiste fait bien quelques entailles au mépris de classe, c’est au fond pour inviter les classes populaires à mettre leur fierté dans la perpétuation de leur position subalterne. Alors qu’une vraie perspective émancipatrice, de gauche, serait de contribuer à ce que cette fierté permette d’avancer avec plus de confiance vers une « société libre et sans classes ».


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